Cet article a été écrit en 2015 et a été publié sur l’ancien site de "La Sociale". L’annexe date de 1987 et analyse les contradictions de l’URSS. Il m’a semblé utile d’exhumer ces archives qui prétendent aider à penser. En ces temps où l’on est à nouveau sommé de choisir son camp - expression bien malheureuse quand on y pense - et où on est soit un suppôt de Poutine soit un membre du camp du bien aux côtés des semeurs de pagaille universels que sont les Etats-Unis, du Qatar et de l’Arabie Saoudite, du sultan d’Ankara et de quelques autres personnages aussi sympathiques, il faut refuser les injonctions des faux philosophes à la Enthoven, des "journalistes" (sic) et autres "faiseurs d’opinion" stipendiés.
*** L’article de 2015 ***
L’énigme russe semble laisser désemparés les commentateurs qui, spontanément, retrouvent les vieux réflexes : il y a le camp du bien, les « démocraties » occidentales et le camp du mal, l’horrible autocrate russe, Poutine. À moins que les valeurs ne soient inversées : il y a le camp impérialiste qui agresse le camp anti-impérialiste dont Poutine serait un des môles de résistance. J’ai quelques bons amis qui sont tombés dans cette tambouille-là sans même se rendre compte qu’ils restaient prisonniers de la pensée dominante en se contentant simplement de changer les signes plus et moins. Sans parler du fait que, défendre le diable, ça fait toujours quelques frissons garantis dans les salons.
Sans grand espoir d’être entendu, essayons de donc de sortir des réflexes conditionnés et du « campisme » (« choisis ton camp, camarade ! »). Cela suppose que l’on procède non pas à des analyses géopolitiques superficielles, mais qu’on s’intéresse aux fondements, c’est-à-dire aux rapports sociaux et aux conflits réels. Ainsi l’appréciation que l’on peut porter sur Poutine ne peut être indépendante de l’analyse des intérêts de classe qu’il promeut et du type de capitalisme qu’il défend.
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Commençons par le plus simple. Contrairement à ce qu’annonçaient les prophètes de la fin de l’histoire, l’effondrement des régimes bureaucratiques de l’URSS et des pays de l’Est n’a nullement signé l’avènement d’un monde pacifié, d’un « nouvel ordre mondial » ouvert à la démocratie et au libre commerce. La démocratie ne va pas bien – c’est le moins que l’on puisse dire – dans les pays qui se prétendent démocratiques et ailleurs elle est toujours combattue avec acharnement. Et le libre marché, comme toujours, a stimulé les antagonismes entre puissances capitalistes, avec d’autant plus de vigueur que de nouvelles puissances capitalistes ont émergé, concurrençant les vieilles métropoles de l’impérialisme du siècle passé. La Chine devenue deuxième puissance économique mondiale en termes de PIB n’est plus du tout ni la Chine maoïste, ni cette Chine pillée et dominée de la première moitié du XXe siècle. Elle joue dans « la cour des grands » et y joue son propre jeu. Il en va de même de l’Inde et, dans une mesure un peu moindre, du Brésil et des autres pays émergents. La Russie, débarrassée du carcan du « Gosplan » et de la bureaucratie issue du régime stalinien, s’est elle aussi engagée dans la voie capitaliste. Une fraction importante de l’ancienne bureaucratie soviétique a fait main basse sur l’économie nationalisée et la « nomenklatura » s’est muée en oligarchie financière, sans parler du rôle des mafias qui étaient déjà fort puissantes du temps de l’ancienne Union Soviétique et qui ont trouvé de nouveaux champs très profitables pour leurs activités. Matraquée, disloquée, tétanisée par des décennies de terreur stalinienne, privée de toute organisation indépendante, la classe ouvrière soviétique est restée le plus souvent passive. Elle n’avait aucune raison de soutenir les maîtres de la Russie mais peut-être encore moins de raisons de soutenir l’ancien système.
Dans cette situation, les nouveaux capitalistes russes, toujours fortement adossés à la puissance de l’État, n’avaient aucune intention de jouer le rôle de « bourgeoisie comprador » que leur destinaient les États-Unis et les puissances occidentales. Les vieux antagonismes nécessairement devaient renaître. Il est incontestablement que la Russie est donc redevenue – après l’intermède Eltsine – un adversaire des États-Unis. C’est pourquoi l’objectif des États-Unis et de leurs alliés est bien de corseter la Russie, de l’encercler et de l’amener à se soumettre. Incontestablement, les puissances impérialistes occidentales ont manœuvré dans les divers mouvements qui ont conduit les anciens pays satellites de l’URSS à devenir des ennemis de Moscou. C’est le cas dans les pays baltes, devenus membres de l’OTAN et où personne ne s’offusque que les néonazis défilent tranquillement. C’est aussi le cas en Ukraine, où, de la « révolution orange » à « Maïdan », agents, conseillers, espions de tous poils, ont excité les haines et provoqué des affrontements qui devaient aboutir à cette situation de guerre tantôt ouverte, tantôt larvée, entre l’Ukraine – pourtant historiquement la « mère » de la vieille Russie – et le régime de Moscou. Il ne fait guerre de doute non plus que, dans tout le Caucase, en Géorgie comme en Tchétchénie, on retrouve la main de Washington qui, par divers biais, a encouragé les terroristes islamistes, comme cela avait déjà été le cas avec Ben Laden et les talibans qui avaient commencé leur carrière comme supplétifs des États-Unis dans la guerre contre l’URSS...
On comprend dans ces conditions le réflexe nationaliste russe, la volonté de se défendre, de ne pas laisser cette vieille nation avalée au rang de champ de manœuvre des Occidentaux. Et de ce point de vue, et indépendamment de toute appréciation sur Poutine et son régime, on se doit de dénoncer les manœuvres guerrières. L’impérialisme, même l’impérialisme déchu comme la France, aime la guerre : c’est bon pour les affaires et on ne devrait jamais sous-estimer ce vieux fond qui a déjà mis l’Europe et le monde entier à feu et à sang par deux fois au cours du siècle passé. Nous, citoyens français, n’avons aucune raison de nous croire dans le camp du bien démocratique contre le camp du mal autocratique, dans le camp de la civilisation contre les « barbares slaves » ... comme le disaient les Allemands en 1914 et 1940. En outre, nous ne devons jamais oublier les liens anciens et profonds qui existent entre les Français et les Russes, liens culturels et politiques qui se sont noués au cours des siècles passés. La Russie fait partie de l’histoire européenne et de l’histoire de France. Et bien que les journalistes ignares qui sont chargés de fabriquer l’opinion n’en aient cure, c’est la longue durée qui doit toujours être prise en compte. Bien que MM. Hollande et Fabius s’imaginent volontiers en chefs de guerre, nous devons nous opposer fermement à cette politique, souvent plus ultra que celle des États-Unis qui ne vise qu’à jeter de l’huile sur le feu.
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Mais ce n’est pas parce qu’on refuse toute politique guerrière contre la Russie, ce n’est parce que l’indépendance et la souveraineté de la nation russe doivent être défendues au même titre que l’indépendance et de la souveraineté de toute nation, que l’on doit ferme les yeux sur la réalité du régime politique et social de l’actuelle Russie.
Il faut ici faire un peu d’histoire récente. L’effondrement de l’URSS en 1991 n’est pas tant dû aux manœuvres et à la pression externe de l’impérialisme US qu’aux contradictions internes du système soviétique, à bout de souffle. La tentative de Gorbatchev dans les années 80 exprimait la conscience, de la part d’une fraction de la bureaucratie dirigeante, de l’impasse dans laquelle se trouvait l’URSS, impasse économique – faible productivité du travail, pénuries fréquentes, gaspillages – mais aussi impasse politique – le carburant idéologique était épuisé depuis longtemps et plus personne ne croyait au discours officiel – et impasse démographique qu’Emmanuel Todd avait bien mise en évidence dès 1975 dans son livre La chute finale. Gorbatchev était prêt à réinsérer l’URSS dans le jeu du capitalisme mondial, à ne pas s’accrocher aux pays de l’Est, à condition que soit ménagée une transition démocratique honorable. Mais il n’a trouvé aucun partenaire à l’Ouest. Les États-Unis misaient sur l’effondrement pour s’emparer des dépouilles de l’ours. Cette partie n’était pas nouvelle. Déjà Béria, juste après la mort de Staline, voulait initier une réintégration de l’URSS dans le monde capitaliste, échangeant une aide occidentale contre l’abandon de la RDA. Mais à l’époque c’est la bureaucratie qui avait refusé cette perspective et Béria fut exécuté [1]. Quoiqu’il en soit, en 1991, Eltsine et ses compères portent le coup de grâce à l’Union Soviétique, dissoute dit-on lors d’un repas bien arrosé. Les conseillers occidentaux essentiels américains débarquent et mettent le pays à sac au nom de la thérapie de choc. En 1996, alors que Boris Elstine est virtuellement battu à la présidentielle par le chef du parti communiste de Russie, Ziouganov, une opération de trucage à grande échelle est organisée et la fraude (une spécialité des « démocrates » américains) sauve la mise de cet homme devenu une épave [2]. Dans l’ombre de Elstine, l’homme de tous les coups fourrés, l’officier du KGB, Vladimir Poutine. Poursuivant la thérapie de choc voulue par le FMI, Poutine qui devient le premier ministre en 1999. Il est si proche de Eltsine – qu’il protège par toutes sortes de coups tordus des volontés d’enquête judiciaire sur les malversations du clan présidentiel – que c’est lui qui est désigné comme le successeur après la démission de Eltsine en fin 1999. Commence alors la poutinisation du régime : reprise en main de l’appareil d’État en s’appuyant sur les services secrets (le FSB, nouveau nom du KGB) et l’armée. S’il lutte contre les mafias [3] et la fraude fiscale, et s’il s’en prend à certains des oligarques soutenus par les puissances occidentales, comme Mikhaïl Khodorkovski et Boris Berezovski, il s’appuye sur une autre fraction de l’oligarchie et vertèbre l’État russe sur cette alliance entre le capitalisme oligarchique, l’armée et les services secrets. Il poursuit en même la libéralisation de l’économie russe dans tous les domaines. La remise en ordre et les recettes de la rente pétrolière et gazière permettent une nette amélioration du niveau de vie moyen des Russes. Si, en gros, la Russie continue de garder des structures formelles démocratiques, l’emprise de Poutine sur les médias et sur l’ensemble de la vie publique rend la vie très difficile à l’opposition ou plutôt aux oppositions très éclatées entre des pro-occidentaux, des ultranationalistes russes et quelques lambeaux de ce qui reste du communisme soviétique.
Ce qu’est le pouvoir de Poutine est assez clair. Il s’agit d’un pouvoir au service du capital national russe, un pouvoir autoritaire – mais nullement « fasciste » comme le disent trop vite les niais qui ne connaissent, comme catégories politiques, que le fascisme et la démocratie. La force et la popularité de Poutine reposent sur l’incontestable redressement la Russie et son effort pour restaurer le statut international de ce pays qui s’est senti profondément humilié après l’effondrement du système stalinien de l’URSS. La rente lui a permis de maintenir une relative paix sociale ... et de servir copieusement ainsi que ses amis : on dit couramment que Poutine, obscur officier du KGB d’origine très modeste est l’un des hommes les plus riches de Russie. Le rapprochement spectaculaire avec l’Église orthodoxe lui donne un appui non négligeable tout comme l’encouragement prodigué aux courants panslavistes. Héritier du tsarisme et du stalinisme, Poutine veut incarner la Russie éternelle ! [4] Dans ce qu’elle a souvent de pire, hélas. Jean-Jacques Marie dans son livre L’Antisémitisme en Russie de Catherine II à Poutine (éditions Tallandier) montre bien cette continuité en sous-estimant peut-être d’ailleurs l’antisémitisme et l’antijudaïsme staliniens.
C’est cette continuité politique qui explique les liens existants entre le régime de Poutine et de nombreux mouvements d’extrême droite, plus ou moins fascisants, en Europe. Ainsi le FN de Mme Le Pen carbure-t-il à « l’or de Moscou » comme jadis le PCF... Cela ne signifie pas Poutine lui-même soit fasciste ou fascisant. Mais ses méthodes d’homme à poigne séduisent ces milieux et en retour ceux-ci lui servent de relais d’influence. Face à la crise économique qui frappe la Russie, aggravée par les (modestes) sanctions occidentales à la suite de la crise ukrainienne et la baisse des cours des hydrocarbures, il doit renforcer son côté nationaliste de chauvin grand-russe en espérant y puiser un soutien populaire que les difficultés de la vie quotidienne pour la grande masse risqueraient de lui retirer. Il y a donc bien une dimension impérialiste dans la politique de Poutine, même si cet impérialisme, à la différence des vieux impérialismes occidentaux, se limite à consolider un ceinture de protection autour de la Russie. De toute façon, la Russie n’a pas les moyens de faire plus – et de ce point de vue elle n’a pas du tout la force de frappe financière et industrielle de la Chine dont l’influence s’est considérablement étendue sans avoir eu besoin de montrer sa force militaire.
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Ces quelques considérations montrent combien le « campisme » qu’il s’agisse du « camp des démocraties » ou du « camp anti-impérialiste » est absurde. Le régime russe est parfaitement compatible avec l’ordre (?) capitaliste mondial, même si, comme chaque pays, il défend ses intérêts propres et n’est pas prêt à se sacrifier pour les beaux yeux de maîtres de Washington. En Syrie, en soutenant Bachar El Assad, Poutine a d’abord défendu les intérêts stratégiques russes (notamment les accords de coopération militaire avec ce régime). Mais ni plus ni moins que les autres grandes puissances qui défendent là aussi leurs intérêts stratégiques. On voit d’ailleurs en ce moment combien les rapports de force modifient les alliances des uns et autres, se souciant comme d’une guigne des grands principes – l’accord américano-iranien, s’il est consolidé dans le mois qui viennent risque de changer profondément la donne au Proche et Moyen-Orient.
Au lieu de se plonger en amateur dans les délices de la géopolitique et de la stratégie en chambre, bon nombre « d’anti-impérialistes » borgnes feraient mieux de chercher une boussole pour savoir quelle direction doit être prise. Et la seule boussole possible, c’est le droit des peuples et l’intérêt des travailleurs. Si fragile qu’elle soit, il est clair qu’il y a une nation ukrainienne qui aspire depuis longtemps à son indépendance et ici l’ingérence russe prend nettement un caractère impérialiste. Certes les dirigeants ukrainiens actuels ne sont pas des personnages très honorables ; certes les pantalonnades occidentales pour falsifier l’histoire et faire des Ukrainiens les seuls à avoir vraiment combattu le nazisme sont vraiment abjectes. Certes il y a eu l’armée de Vlassov alliée aux nazis et il y a encore de nostalgiques de cette période en Ukraine. Mais peut-on oublier que c’est l’oppression stalinienne [5] qui a conduit en partie les Ukrainiens à faire bonne accueil aux nazis, avant de se ressaisir : c’est en Ukraine que sont les premiers groupes de partisans luttant contre l’armée d’Hitler et les Ukrainiens, avec les autres peuples de l’URSS, ont payé leur part de sang à la libération de l’Europe du régime allemand monstrueux. Ainsi, c’est seulement le peuple ukrainien qui, librement, pourra régler ses comptes avec ses propres oligarques, sans ingérence de qui que ce soit.
De même, au Moyen-Orient, le droit des Kurdes à disposer de leur propre nation est une sûre boussole, contre les manœuvres russes ... mais aussi turques – la Turquie étant pourtant un des piliers de l’OTAN dans cette région [6]. Plus généralement, c’est la politique d’empire qu’il faut combattre, qu’il s’agisse de la politique d’empire de Poutine ou de la politique d’empire de cette pitoyable caricature de feu le « Saint-Empire Romain Germanique » qu’est l’Union européenne, ou qu’il s’agisse de la politique d’empire des États-Unis. « Un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre » disait Marx qui visait ainsi l’oppression anglaise en Irlande et l’oppression russe sur la Pologne. C’est seulement s’il refuse les aventures impériales du tsar Poutine que le peuple russe pourra sauvegarder sa liberté et reprendre sa marche vers la paix, la prospérité et la justice sociale, se libérant de la tutelle des oligarques et d’un appareil d’État bureaucratique qu’il ne connaît que trop, l’ayant connu depuis des siècles sous ses avatars successifs. Du même coup, nous, nous devons refuser aussi bien les va-t-en-guerre et la propagande antirusse que la poutinolâtrie qui tient lieu de conscience politique à certains secteurs déboussolés de l’opinion publique qui ne se remettent pas d’avoir vu le mur de Berlin s’écrouler sur leur tête.
Denis COLLIN – 3 avril 2015
Annexe
J’avais écrit en 1987 le texte qui suit consacré à la situation de l’Union Soviétique. Je n’y ai rien changé ... et au fond je n’en aurais pas grand-chose à changer. Au lecteur de se faire son avis.
Introduction
L’Union Soviétique commémorera cette année le Soixante Dixième anniversaire de la révolution d’Octobre, acte fondateur de l’URSS. Cette commémoration se situera dans un contexte politique particulier qui mérite qu’on tente de faire un bilan d’ensemble de la situation de ce pays.
L’évolution de l’Union Soviétique depuis l’avènement de Gorbatchev est un sujet d’interrogation majeur en Occident. Quelque chose bouge. Mais quoi ? Les uns, les Malhuret et les Montand, mais aussi certains responsables socialistes (Quilès), ne voient dans les sourires de Gorbatchev et les mots d’ordres de « transparence » qu’un nouveau déguisement du démon bolchevik totalitaire. Roland Leroy, le rédacteur en chef de l’Humanité, ne cache pas - en privé - que « les camarades soviétiques sont en train de recommencer les mêmes conneries qu’en 1956 ». Pour d’autres, Gorbatchev représente enfin l’autoréforme tant attendue du système totalitaire stalinien.
Malheureusement, comme la situation politique en Union Soviétique a des conséquences immédiates sur les relations stratégiques internationales, chacun a tendance à soumettre son analyse à des besoins utilitaires immédiats : justifier la politique suivie par les uns ou par les autres sur le problème des euromissiles ou du désarmement. Et, les uns comme les autres ne cherchent pas à comprendre sérieusement la dynamique réelle dans laquelle est engagée aujourd’hui l’URSS, comment la lutte des classes s’exprime dans ce pays, comment les mouvements dans la « superstructure » politique s’intègrent dans un mouvement d’ensemble de toute la société. Lénine avait l’habitude de définir ainsi une situation révolutionnaire : il faut 1° qu’ « en haut » , on ne puisse plus gouverner comme avant ; 2° qu’en bas on ne veuille plus être gouverné comme avant ; 3° qu’il existe une sérieuse détérioration de la situation économique . Lénine ajoutait que pour que cette situation se transforme en révolution effective, il que se développent dans les masses la conscience et la volonté de renverser le système. Les lignes qui suivent, sans être une analyse exhaustive, montreront qu’à l’aune des critères léninistes, l’URSS est bien entrée aujourd’hui dans une situation révolutionnaire, sans que l’on puisse prévoir si elle se transformera à cours terme en une révolution effective sur le modèle de la Hongrie de 1956 ou de la Pologne de 1980.
2 De Khrouchtchev à Gorbatchev
22.1 Le despotisme asiatique en crise2
Pour comprendre la situation actuelle, dégager ce qu’elle a de vraiment nouveau, il est nécessaire de remonter presque 35 années en arrière. Car si les observateurs occidentaux ont mis l’accent - pour les besoins de la cause - sur la stabilité du système soviétique, il faut tout de suite relever que cette stabilité n’a toujours été que le résultat d’un équilibre instable, de l’enserrement dans le corset de fer du Guépéou de toutes les contradictions politiques et sociales. Étudiant les procès de Moscou, Trotsky écrivait qu’à leur manière ils exprimaient l’incompatibilité absolue entre la société soviétique et la dictature stalinienne. Propos quelque peu optimistes mais qui ont un fond de vrai : les camps, la toute puissance de la police, le monolithisme absolu ne sont pas pour le régime des perversions gratuites, mais bien la condition essentielle de sa survie, car il ne peut bénéficier de quelque consensus que ce soit. Alors que les champions parisiens de « l’antitotalitarisme » dénoncent la toute puissance de l’idéologie, il faut remarquer que l’URSS est une des États qui fonctionne le moins à l’idéologie et le plus à la coercition pour reprendre une distinction de Gramsci. La conscience de la séparation de la société entre la classe dirigeante et le peuple est massive ; entre « eux » et « nous » chacun connaît l’antagonisme irrémédiable et tire les conséquences pratiques (en particulier l’usage du double langage, de la ruse, etc.)
Mais comme disait Clemenceau, on peut tout faire avec les baïonnettes sauf s’asseoir dessus... Dès 1953, les hiérarques de Moscou ont pris conscience que le déchaînement de la police politique devient incontrôlable. Après le procès des « bouses blanches », des nouvelles purges sont en préparation qui vont toucher encore plus brutalement les sommets du Parti et de l’État. Fort opportunément, Staline meurt... Les fastes du deuil national à peine terminés va commencer la « déstalinisation ».
Sous la direction de Nikita Khrouchtchev, la bureaucratie chercher desserrer l’étau, à regagner l’appui d’une partie de la population, à rassurer les bureaucrates à tous les niveaux. La chute du sinistre Beria en 1953 est la première étape d’une évolution qui conduira au « rapport secret » (« attribué au camarade Khrouchtchev », comme on dit au PCF) du XXe congrès et au rapport du XXIIe congrès. Pour ceux qui avaient misé à cette époque sur l’auto-réforme du régime, les maîtres du Kremlin se chargèrent eux-mêmes d’apporter les démentis nécessaires : en août 1953, c’est la répression sans pitié de l’insurrection des ouvriers de la partie orientale de l’Allemagne. En 1956, c’est l’entrée des chars russes dans Budapest et l’exécution des leaders de la révolution hongroise.
Ainsi la bureaucratie du Kremlin, sous la conduite de Khrouchtchev va osciller en permanence entre la volonté de limiter les abus les plus criants du système répressif, la dénonciation du stalinisme - rebaptisé « période du culte de la personnalité » - et la répression des mouvements populaires qui ébranlent les pays du glacis et commencent à toucher l’URSS avec le développement d’une nouvelle opposition. Mais ces embardées à droite et à gauche ne peuvent être durablement tolérées, d’autant plus que les essais de réforme économique échouent. La publication du livre de Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Denissovitch symbolise non seulement un « dégel » dans le domaine culturel, mais aussi la mise en cause directe et publique du système répressif des camps de travail qui continue de fonctionner sous Khrouchtchev. Dès lors le sort de Khrouchtchev est scellé. Mais sa chute et son remplacement par Brejnev ne mettent pas fin au processus en cours.
Les manifestations d’opposition se multiplient malgré la répression. En 1967 le procès de Daniel et de Siniavsky (qui semble avoir été dénoncé au KGB par la CIA...) révèle à l’Occident l’ampleur qu’a prise cette opposition dont les publications clandestines, le « Samizdat », se multiplient. Aux côtés des écrivains, ce sont les frères Medvedev, c’est le général Grigorenko, c’est Andreï Sakharov qui s’engagent dans la lutte contre le régime. C’est aussi le mathématicien Léonide Pliouchtch qui sera libéré au terme d’une longue campagne internationale. Alors de Brejnev cherche à s’engager dans la réhabilitation officielle de Staline, la lutte de l’opposition, aussi faible qu’elle paraisse, va freiner ce processus. Avec la dénonciation du régime répressif, commencent à apparaître les revendications concernant les droits des nationalités. Le général Grigorenko, qui s’était fait connaître par un livre remarquable dénonçant le rôle catastrophique de Staline comme stratège pendant la Seconde Guerre mondiale, entreprend une campagne pour la défense des Tatars de Crimée déportés par le régime, lesquels ont repris leur action en cet été 1987, allant jusqu’à manifester sous les fenêtres du Kremlin.
Face au développement de l’opposition, face aux crises révolutionnaires en Tchécoslovaquie et en Pologne, la caste dirigeante ne voit son salut que dans la repression et l’immobilisme. Des coups seront marqués contre l’opposition : en 1972, les accusés du procès Iakir-Krassine « avouent » leurs crimes imaginaires dans la sinistre tradition des procès staliniens. Si Léonide Pliouchtch est libéré et expulsé en France, des centaines d’autres opposants prennent la route pour le Goulag.
Mais le knout est un stimulant économique de productivité douteuse. L’ancien empire des tsars en avait fait l’expérience. L’empire des bureaucrates vérifie à nouveau cette loi. Comme justification de son pouvoir, la caste dirigeante doit en permanence montrer les progrès prodigieux de « l’économie planifiée ». Malheureusement, la planification soviétique, expulsant les producteurs pour les remplacer par les commissaires apparaît à l’opposé de ce que serait une véritable planification socialiste. Pendant les premières décennies, des résultats (souvent démesurément gonflés par les statistiques officielles) purent être atteints, au prix d’un gaspillage et de souffrances inouïes : « l’accumulation socialiste primitive » tout comme son homologue capitaliste s’est faite dans la boue et le sang. Mais très vite le système s’est essoufflé. Le marasme agricole endémique est un révélateur de l’état d’ensemble de la société. En outre, le régime ayant impitoyablement atomisé toutes les formes d’organisation des salariés, ayant brisé tout syndicat indépendant, les travailleurs sont contraints de revenir aux formes les plus archaïques de la lutte des classes : sabotage, coulage, absentéisme etc...
Cette économie poussive, menacée par une anarchie croissante, est soumise à la tyrannie des militaires et de leurs industries qui absorbent une part considérable du produit national brut. S’il ne faut pas croire sur parole les intentions pacifistes de dirigeants soviétiques - leur attitude en Afghanistan ou ailleurs démontrerait plutôt le contraire - il n’en reste pas moins vrai que la nécessité d’alléger le poids du militarisme s’impose de plus en plus pour conjurer le spectre d’un « printemps de Prague » à Moscou ...
La crise de la société soviétique se développe à tous les niveaux et sur tous les terrains. Les ravages de l’alcoolisme ne sont pas un épiphénomène mais bien une expression tragique de cette crise, tout comme la généralisation de la corruption, des trafics d’influence, la multiplication des privilèges, l’accroissement considérable des différences sociales.
22.2 Une dialectique complexe2
Ce régime qu’on a pu comparer au « despotisme asiatique » étudié jadis par Marx est profondément déstabilisé. Les tentatives de réforme économique sous Khrouchtchev, comme sous Brejnev (voir les projets de Liebermann et Trapeznikov en 1965) ont avorté. La volonté de redonner de la souplesse à la machine économique en stimulant l’initiative individuelle s’est constamment heurtée au monopole bureaucratique du pouvoir.
Pourtant ce monopole est soumis à de vives tensions. La caste bureaucratique n’est pas homogène. Les tendances les plus diverses la traversent. Les aspirations, les privilèges, les idées varient beaucoup entre les petits chefs locaux du parti et les responsables des grandes entreprises, entre ceux qui sont tournés vers les relations avec l’étranger (managers, responsables d’institutions financières ou commerciales) et ceux qui vivent uniquement de leur position dans une hiérarchie immuable et instable à la fois, la fameuse « Nomenklatura ». Tout cela se traduit sans aucun doute par des divergences d’orientation politique fondamentales. Déjà dans les années 30, lors de sa défection et son passage au régime de Mussolini, le diplomate soviétique Boutenko expliquait qu’à Moscou nombreux étaient les dirigeants qui évoluaient vers des positions ouvertement fascistes. La signature du pacte germano- soviétique n’était pas seulement motivée par des raisons de tactique, mais aussi par la fascination qu’exerçaient Hitler et son régime sur toute une fraction des dirigeants du Kremlin, à commencer par Staline ! Le magnifique livre de Vassili Grossmann, « Vie et destin » éclaire particulièrement cette fascination (souvent réciproque) des deux régimes totalitaires. Trotski, quant à lui, qualifiait Staline et Hitler d’étoiles jumelles.
Il ne fait pas de doute que cette même tendance au rapprochement et à la fusion avec les sommets du capitalisme mondial s’exprime aussi de nos jours. Dans certains secteurs, l’Union soviétique est pleinement intégrée au mécanisme du capital financier multinational ; c’est la BCEN (banque commerciale pour l’Europe du Nord) plus connue sous le nom d’Euro-Bank qui a joué un rôle décisif dans la mise en place du marché des eurodollars et la déréglementation du système monétaire international. Les Soviétiques jouent également un rôle clé dans le commerce des céréales et des produits alimentaires, à la fois parce qu’ils sont les plus gros acheteurs, mais aussi comme transporteurs et indirectement comme commerçants à travers le trust Doumeng ou par le biais d’autres « empereurs de la faim » comme le groupe italien Ferruzi qui doit une bonne partie de sa fortune aux fructueux échanges avec Moscou...
À l’autre pôle de la société de nouvelles aspirations apparaissent. L’adhésion idéologique au régime est au plus bas. Et si la direction rencontre parfois un certain consensus, c’est non sur le terrain du soi-disant socialisme mais sur celui du patriotisme et de la « lutte pour la paix » - car si on peut émettre des doutes légitimes sur les bonnes intentions des hiérarques dans ce dernier domaine, on ne doit pas oublier le lourd tribut que les peuples d’Union Soviétique payèrent lors de la dernière guerre mondiale.
Si les ouvriers occupent quelques positions de force - notamment à cause de la structure particulière du marché de l’emploi qui leur permet de quitter à tout moment leur emploi pour s’embaucher ailleurs à de meilleures conditions, la situation réelle de la classe ouvrière en Union Soviétique est bien loin d’atteindre le niveau des pays industriels avancés - surtout européens. La santé est peut-être gratuite en théorie, mais en pratique, si on veut être soigné réellement, il vaut mieux disposer des quelques pots-de-vin... L’accès à l’enseignement supérieur obéit aux mêmes lois de la reproduction que dans les pays capitalistes et il n’y a plus que les journalistes de l’Humanité pour opposer les « libertés réelles » des travailleurs soviétiques aux « libertés formelles » des travailleurs des pays capitalistes. Tout comme chez nous, les droits inscrits sur le papier finissent toujours par s’effacer devant la logique impitoyable des rapports de force et ce d’autant plus que la classe ouvrière ne dispose pas de moyen de lutte et de représentation collective sous forme de syndicats ouvriers ou de partis. Les premières tentatives de fondation de syndicats libres rencontrent sans aucun doute une aspiration profonde des travailleurs.
Dans la jeunesse également le statu quo devient de plus en plus en pesant et le conformisme ambiant est de plus en plus mal toléré. Le succès du rock et plus généralement de toutes les modes « décadentes » venues d’Occident est là pour en témoigner. Comme l’importance du mouvement écologiste qui s’est manifesté avec vigueur dans les batailles pour sauver le lac Baïkal.
En bref, les ébranlements actuels de la société soviétique ne sont ni le fruit de l’action d’un « despote éclairé », ni uniquement le sous-produit de la « volonté des masses » mais résultent d’une dialectique entre la base et le sommet. Quand une révolution se prépare toutes les classes de la société y conspirent. C’est dans les salons de l’aristocratie que sont propagées les théories des philosophes des Lumières, c’est la monarchie qui a ruiné la puissance de l’aristocratie, ce sont les bourgeois éclairés qui ont lancé le mouvement et c’est finalement l’irruption populaire qui l’a transformé en révolution. Il semble bien qu’un processus semblable soit en train de commencer en URSS.
Les réformateurs veulent d’abord dynamiser l’économie en insufflant une part d’initiative individuelle dans le système de la planification centralisée, mais pour mener à bien cette tâche ils doivent porter des coups au monopole bureaucratique et ce faisant, ils contribuent à aider - à leur corps défendant - à l’irruption du mouvement populaire.
3 Contradictions du système économique soviétique
23.1 La collectivisation stalinienne contre le socialisme2
Si l’économie n’explique pas à elle seule la marche concrète des événements, elle constitue cependant l’arrière-plan permanent de la scÈne politique. Comprendre ce qui se passe aujourd’hui, c’est d’abord comprendre ce qu’est le système économique soviétique et pourquoi il est en crise.
D’abord une remarque préliminaire : le système économique soviétique n’est pas né de la révolution d’Octobre et si Lénine a eu quelques torts devant l’histoire, il serait injuste de le rendre responsable d’une organisation économique qu’il a toujours combattue. La théorie du « communisme de guerre » fut l’oeuvre de la tendance gauchiste du parti bolchevique - représentée par Boukharine - et, en faisant de nécessité vertu, essayait seulement de rendre acceptable à la conscience marxiste les dures lois de l’état de siège. Mais Lénine et Trotski comprendront très vite qu’il est impossible de proclamer le communisme dans un pays arriéré, avec seulement 3 millions d’ouvriers pour 100 millions de paysans. Et c’est la N.E.P., la nouvelle économie politique qui prône la coexistence d’une économie privée, fonctionnant selon les lois du marchés et d’une économie étatisée, « socialiste » ; Lénine précisait même que l’avenir du socialisme se jouerait dans la capacité des trusts étatiques à battre le capitalisme privé sur le terrain de concurrence...
Le système économique soviétique actuel était donc inimaginable jusque vers les années 1927-1928. C’est Staline qui dirige la mise en place de ce système à la charnière des années 30, avec les premiers plans quinquennaux d’industrialisation forcée et la collectivisation de la paysannerie. On sait que les peuples de l’Union Soviétique payèrent ce tournant d’un prix horriblement élevé. Peu nombreux furent ceux qui révélèrent les atrocités commises par le régime stalinien contre les paysans, et encore aujourd’hui c’est un aspect peu connu de l’histoire contemporaine : par millions, les paysans furent arrêtés, déportés vers les camps de travail, exterminés par la faim dans ce qui apparaît aujourd’hui comme la première opération « Nacht und Nebel ». La révolution bolchevique avait vaincu en donnant la terre au paysan ; la contre-révolution stalinienne la lui retirait. Dans le même temps les ouvriers étaient soumis à une nouvelle discipline du travail qui les mettaient entièrement sous le coupe de la bureaucratie étatique, sans aucun moyen de défense. Le parti lui-même était « épuré » de fond en comble. Après l’élimination de la « gauche » trotskyste vient celle de la « droite » boukharinienne - ces étiquettes n’ont dans l’affaire aucune signification car Staline n’était pas ni à gauche ni à droite de Trotski mais représentait une autre classe sociale, un autre régime politique.
Le traumatisme causé par le mise en place du régime économique nouveau fondé sur la toute puissance de la bureaucratie central est énorme. La société soviétique est au bord de l’explosion et c’est pourquoi, dès 1934, au lendemain du premier vrai congrès stalinien, baptisé « le congrès des vainqueurs », l’assassinat - sur ordre de Staline - de Kirov va ouvrir l’ère des procès de Moscou.
A la fin des années 1930 l’URSS connaît donc un régime social et politique radicalement différent du régime établi par la révolution de 1917. Même s’il existe des éléments de continuité - mais on en trouve également entre la France monarchique d’avant 1789 et la France républicaine - l’idéologie, les principes, les espérances communes jusqu’après 1920 à tout le mouvement socialiste inter- national sont liquidés sur tout le territoire de l’Union soviétique. Une caste nouvelle - en partie héritière de la bureaucratie tsariste, en partie expression des tendances d ucapitalisme monopoliste du xxe siècle - dirige un système économique particulier également éloigné du capitalisme et du socialisme tel qu’il était conçu par les « pères fondateurs », Lénine y compris. Ce régime est fondé sur l’imbrication totale de l’appareil étatique répressif et de l’appareil économique, sur la planification centralisée par la bureaucratie et la transformation de la paysannerie en une nouvelle classe serve. Quand les troupes nazies envahissent l’URSS en 1942, la révolution d’Octobre est morte depuis plusieurs années. Elle a été détruite par les déportations aussi bien que par la collectivisation forcée qui forme désormais la base économique du pouvoir politique de la bureaucratie.
23.2 Le Gosplan contre la planification2
La clé de voûte du nouveau système économique est la planification centralisée et la véritable « dictature sur les besoins » qui en découle. L’analyse détaillée de la planification est indispensable car c’est au nom de la prétendue « logique de la planification » que les trotskystes et la plupart des communistes non staliniens continueront de voir dans le régime social de l’URSS un régime progressiste en dépit des horreurs du pouvoir politique. Agnès Heller, Ferenc Feher et Georgy Markus, les trois représentants les plus connus de « l’école de Budapest », ont bien montré ( cf. Les temps modernes – Juillet/Août 1985) comment cette prétendue « logique de la planification », « progressiste » en soi, était de même nature que la « main invisible du marché « de Adam Smith. En réalité la planification n’est pas autre chose que l’organisation du pouvoir économique et politique de la caste bureaucratique qui dirige l’Union Soviétique.
Du point de vue de l’efficacité économique, le temps n’est plus où les communiqués de victoire staliniens prétendaient apporter la preuve définitive de la supériorité du système soviétique sur le capitalisme. Alec Nove - qui n’est pas particulièrement hostile à l’URSS - a démonté les mécanismes selon lesquels fonctionne ce système, comment et selon quel critère les ressources sont allouées entre les divers secteurs de la production dans son livre « L’économie soviétique » (Edition Economica - Paris 1981).
Nove essaie de se dégager des catégories formelles qui, en Occident et à droite comme à gauche, sont utilisées pour analyser le système économique soviétique. Si la propriété d’État est bien évidemment un critère important, elle n’est pas suffisante, car l’essentiel est que « le système soviétique repose sur des ordres administratifs et non sur des commandes commerciales » (Nove op. cit. page 9). S’il existe une économie souterraine - que Gorbatchev cherche aujourd’hui à utiliser en l’officialisant - l’ensemble de l’économie reste néanmoins commandée et encadrée et « la réglementation centrale continue à s’étendre à des détails tels que l’utilisation du fil de fer pour le foin pressé » (op. cit. page 32). Ce système produit que un gâchis énorme que le même la presse soviétique - à travers le courrier des lecteurs ou le journal satirique « Krokodil » - dénonce depuis longtemps (la « transparence » existait sur ce plan bien avant Gorbatchev, mais les journalistes occidentaux étaient bien rares à s’intéresser à l’URSS réelle et on passait des descriptions apologétiques au récit genre « Tintin au pays des Soviets ».
On se demande parfois par quel miracle l’URSS ne sombre pas dans un chaos indescriptible. Mais en réalité comme le dit encore Nove (page 33) : « le chaos est évité du fait que chaque année la plupart des entreprises produisent plus ou moins les mêmes choses que l’année précédente ». Ainsi le planification qui se voulait un système volontariste de développement et de prévision du futur - opposé en cela à l’anarchie capitaliste - devient la base de la routine et son fonctionnement constitue un frein considérable à l’innovation aussi bien qu’aux calculs à long terme. Elle aboutit à l’inverse de ses objectifs proclamés. Cette absence de planification réelle à long terme est particulièrement nette dans certains domaines comme l’agriculture ou la pollution industrielle qui atteint des proportions alarmantes. Tout comme la course à la maximisation du profit dans le capitalisme, la réussite du plan bureaucratique s’avère désastreuse pour établir une juste proportion entre les diverses branches de la production et exclut les générations futures de ses calculs.
A cette situation, il y a des causes diverses. L’avidité de la caste bureaucratique, la mentalité qu’elle véhicule jouent. Mais c’est la nature même de la planification étatique qu’il faut mettre en cause. L’idéologie spontanée des bureaucrates (et ce n’est pas valable que pour l’URSS) c’est que « les cadres décident de tout » ; leur compétence ou leurs calculs doivent pouvoir mettre toute la marche réelle de la société en équations soumises au décret administratif. Malheureusement cette idéologie se heurte à une réalité plus complexe : « Des mathématiciens de Kiev ont calculé que, pour établir un plan d’approvisionnements matériels et techniques précis et complètement intégré pour la seule République d’Ukraine et pour une année, il y faudrait le travail de toute la population du globe pendant des millions d’années » (Nove op. cit. page 43). Évidemment, plus l’économie s’internationalise, plus les besoins s’accroissent (et c’est là la condition sine qua non de la civilisation) et plus le nombre de ces calculs augmente ! Autrement dit, il ne sert à rien de mettre les problème de la planification soviétique sur le dos de l’arriération héritée de la Russie tsariste. La planification soviétique était en effet d’autant plus efficace que le pays était pauvre ; elle se révéla comme un moyen de réaliser dans un pays retardataire l’accumulation primitive qui avait été réalisée un ou deux siècles avant dans les pays avancés avec le commerce lointain, le pillage des colonies et la surexploitation des travailleurs. Mais plus l’économie soviétique se développe, plus les habitants deviennent des hommes « riches en besoin » pour reprendre une expression de Marx, et plus la planification soviétique s’asphyxie d’elle-même. Ainsi l’URSS a-t-elle pu « rattraper et dépasser » l’Occident pour le charbon et l’acier, mais on estime son retard à plus de 10 ans dans le domaine de l’électronique. Or ce qui est décisif aujourd’hui, ce n’est pas l’acier mais l’électronique...
C’est précisément pour ces raisons que toutes les tentatives de réforme de Krouchtchev à Gorbatchev en passant les divers essais de Brejnev (réformes Liebermann- Trapeznikov en 1965 , introduction du système des brigades dans les années 70) ont cherché à répondre à cette question : comment maintenir la planification centrale dans le domaine « macro-économique » tout en décentralisant les décisions « micro-économiques ». Or cette nouvelle forme d’économie « mixte », concevable théoriquement (voir les écrits du tchèque Ota Sik ou la politique économique d’un pays comme la Hongrie) se heurte à la réalité. Comme l’explique encore Nove « en termes pratiques, il n’est pas possible de déléguer les micro- décisions et maintenir un contrôle seulement sur les grandes rubriques » (op.cit. page 62). De cette impossibilité pratique a découlé l’échec de toutes les tentatives de réforme jusqu’à nos jours.
La planification étatique se heurte également à un autre phénomène : depuis Adam Smith, on croyait que les forces productives croissaient avec les économies d’échelle et la production de masse. Or cette loi qui semblait se vérifier est aujourd’hui battue en brèche ; l’URSS - comme de nombreux trusts capitalistes - fournit des exemples de « déséconomies » d’échelle et de progrès techniques « contre-productifs ». Si on fait le bilan réel des entrées et sorties d’une exploitation agricole, par exemple, le bilan n’est pas toujours en faveur de la grosse exploitation et ce non seulement en URSS (on connaît bien l’énorme différence de productivité entre les lopins individuels et la ferme collective) mais aussi aux États-Unis ou en France, où la productivité réelle du travail agricole n’est jamais calculée, dissimulée par les montagnes de subventions. Sur ces questions il convient de lire ou de relire le livre déjà ancien de Schumacher « Small is beautiful ».
Enfin le mode de calcul de la planification conduit à des aberrations. Staline avait envoyé au diable la rente foncière et la loi de la valeur. Mais la loi de la valeur s’impose comme le seul moyen de comptabilisation du temps de travail socialement dépensé dans telle ou telle activité. Le plan soviétique exprime ses objectifs en quantités physiques de production - quand il est exprimé en rouble, c’est un simple artifice de présentation, le chiffre n’était que la produit de la quantité produite par un profit fixé autoritairement. D’où des effets pervers maintenant bien connus : « Une entreprise d’électricité avait été réprimandée parce qu’elle n’avait pas rempli le plan. Ceci était du toutefois à un hiver inhabituellement doux de sorte que la demande de chauffage avait été beaucoup moindre ».(Nove op. cit. page 105) Toute la logique du système conduit donc les directeurs des entreprises à sous-estimer leurs capacités de production et à surestimer leurs besoins en intrants et leurs co–ts. C’est ce qui explique la recherche éperdue depuis de nombreuses années de nouveaux indicateurs économiques, plus fiables, ainsi que d’un système d’intéressement des directeurs aux résultats de l’entreprise, car « l’essence du problème c’est que le centre s’efforce de mettre sur pied un système de stimulants destinés à promouvoir une efficacité plus grande mais parce qu’il ne connaît pas et ne peut pas connaître les circonstances spécifiques, ses instructions peuvent fréquemment entrer en contradiction avec ce que les gens de terrain savent être la chose sensée à faire. »(Nove op. cit. page 115)
Toutes ces contradictions se concentrent dans l’absence générale (ou à peu près) de conformité entre le plan d’approvisionnement et le plan de production. Car bien évidemment si la production se moque de la consommation, c’est vrai non seulement pour l’acheteur de chaussures, mais aussi pour l’acheteur de machines- outils ou de matières premières. Il faudrait que les directeurs puissent établir leur propre programme de production à la lumière des demandes des consommateurs mais cela signifierait d’une façon ou d’une autre le retour au marché et la destruction de la planification étatique. Mais comme la planification est à la fois la justification et le fondement économique du pouvoir politique de la caste bureaucratique, le retour au marché signifierait le renversement du régime politique institué en URSS depuis le premier plan quinquennal de 1928-1929 et la collectivisation forcée de l’agriculture. Cercle vicieux dans lequel Gorbatchev s’est mis à tourner lui aussi.
23.3 Une question centrale : l’agriculture2
Cette analyse des fondements de l’économie soviétique et de ses contradictions doit nous conduire à exclure toute possibilité d’auto-réforme du système. Les staliniens honteux et de nombreux militants de gauche ont estimé ou estiment encore que le seul problème de l’URSS est celui de la démocratie politique mais que les fondements sociaux sont sains. Il n’en est rien et au risque de répéter ce que d’autres ont déjà dit depuis longtemps (Kautsky, Souvarine, Charles Bettelheim etc...) il faut rappeler que le formes juridiques, aussi importantes soit-elles, ne suffisent pas pour définir le contenu social réel des rapports de production. Ainsi dans l’agriculture, le Kolkhoze est théoriquement défini comme une coopérative s’inspirant des idées de Lénine (voir De la coopération) et préparant la transition pacifique des paysans vers le socialisme. Mais la façon dont l’économie kolkhozienne est enfermée dans le carcan de la planification et soumise au régime des livraisons obligatoires en dévoile la véritable nature. Après Karl Kautsky (Le bolchevisme dans l’impasse - 1929 - réédition PUF), Nove écrit : « Au cours de la période stalinienne le paysan gagnait un revenu minime au titre du travail collectif ; la plupart des familles ne pouvaient subsister que grâce aux produits tirés des lopins individuels ou de l’élevage privé. Le travail effectué pour l’entité collective devient l’équivalent du travail effectué pour le seigneur d’un manoir médiéval et fut parfois désigné (non officiellement !) par le vieux mot russe qui désigne le travail du serf : « barschina » (Nove op. cit. page 132). On peut penser que tout est changé parce que le nouveau seigneur est l’État soi-disant socialiste. Mais l’ancien Orient (la Chine impériale par exemple) nous montre maints cas de transfert des prérogatives seigneuriales vers l’État et sa bureaucratie sans que les historiens marxistes aient vu là quoi que ce soit de « socialiste ». Et si la situation des paysans d’Union soviétique s’est améliorée depuis les noires années 30 - en partie avec la transformation pure et simple des kolkhozes en fermes d’État - le kolkhozien reste pratiquement le niveau le plus bas de l’échelle sociale et il vit dans un système d’exploitation bien rôdé avec double journée de travail (pour la ferme collective et pour le lopin individuel ensuite) et exploitation systématique du travail des femmes âgées et des enfants, bref le « progrès social » à la sauce féodalo-capitaliste dans toute sa splendeur !
L’agriculture collectivisée ne semble avoir aucun dynamisme propre ; l’État la maintient à bouts de bras par la coercition et l’organisation de « campagnes » sur tous les sujets, tout en suppléant à ses carences par l’importation massive de produits agro-alimentaires (céréales et produits lactés surtout) que les pays capitalistes lui soldent à tour de bras à des prix situés bien en dessous des co–ts de production et des prix du marché ... Il faut faire des campagnes pour inciter les kolkhozes à rendre des comptes car il semble bien qu’un kolkhoze est plus prospère s’il ne remplit pas les objectifs du plan, mais il faut aussi faire des campagnes pour les semailles, la réparation des machines, la récolte, la mise en silo des céréales etc... Tous les ans le comité central du Parti et le conseil des ministres prennent des mesures « d’exception » pour assurer la récolte : un système dans lequel il faut faire de la propagande pour inciter le paysan à moissonner son blé n’a pas beaucoup d’avenir !
Si l’URSS est le deuxième producteur mondial de blé, immédiatement derrière la Chine - mais aussi le premier importateur avec 21 % du total mondial !- , elle n’est qu’au troisième rang pour l’ensemble des céréales (chiffres 1985). Les chiffres et le graphique ci-dessous montrent clairement que l’agriculture soviétique par sa structure se trouve à mi-chemin des pays du « tiers-monde » et des pays capitalistes avancés.
Les chiffres officiels ne donnent d’ailleurs qu’une image très déformée de la réalité. Le volume du PIB agricole est considérable (4 fois le volume des USA pour population du même ordre de grandeur (280 millions contre 250 millions) et pourtant l’approvisionnement alimentaire de l’URSS reste un problème permanent pour les dirigeants : les produits agricoles constituent 40 % des importations de l’Union Soviétique , mais seulement 5 % des exportations. Comme dit le camarade Abramovitch d’une histoire drôle assez connue, « où sont donc passés ces millions de tonnes de blé ? » En outre si l’URSS semble produire du blé, du coton ou de la pomme de terre en abondance, le lait et la viande font défaut. Plus : la part des céréales et légumineuses fourragères dans l’ensemble des zones ensemencées est plus faible de 1,7% qu’en 1913 ; autrement dit l’agriculture soviétique est presque moins orientée vers la production de viande qu’à l’époque tsariste.
Pour améliorer la productivité du travail, Brejnev a tenté - et Gorbatchev reprend cette idée - de mettre en place des brigades autonomes assurant le travail du labourage à la moisson et payés en fonction des résultats ; les réformateurs firent valoir en particulier les économies de frais de surveillance qu’entraînaient cette nouvelle organisation. Ce n’était pas un argument très populaire chez cette multitude de fonctionnaires locaux qui sentaient leur emploi menacé et cela explique en bonne partie les échecs des brigades autonomes dont beaucoup de membres furent traînés devant les tribunaux pour conduite antisocialiste ou corruption.
23.4 La dynamique économique2
La situation de l’agriculture soviétique et les rapports sociaux qu’elle révèle sont caractéristiques de l’ensemble de l’économie soviétique. La crise agricole endémique exprime à elle seule le retard considérable de l’URSS sur les États-Unis ou sur les pays européens et forme un contraste saisissant avec la puissance militaire (surestimée à l’Ouest, mais réelle). On a souvent invoqué l’héritage du tsarisme ; incontestablement l’empire des tsars et les structures féodales qu’il défendait portent une part des responsabilités de la situation actuelle de l’Union Soviétique. Mais on ne doit pas surestimer cette aspect des choses. La « table rase » dont seraient partis les plans quinquennaux est un mythe largement répandu par les staliniens. Dans son « Staline » (publié en 1937 !), Boris Souvarine rappelle que dans l’empire tsariste coexistaient des secteurs arriérés et les secteurs les plus avancés et les plus concentrés du capitalisme de l’époque. La plus grosse entreprise mondiale de l’époque était l’usine Poutilov de Pétrograd, bastion de la révolution. Dans toute une série de domaines industriels, la Russie entrait en concurrence directe avec les USA ou la Grande-Bretagne.
Il serait absurde de nier que l’URSS ait connu depuis le premier plan quinquennal une croissance très rapide - encore que les chiffres fournis par la bureaucratie n’aient souvent aucun rapport avec la réalité. La comparaison avec quelques grands pays capitalistes (cf. tableau infra) est éclairante. On estime qu’en 1913 le PNB de la Russie était en gros égal au 1/5 du PNB américain. Dans les années 80 ce rapport s’établit en gros à ½,5 ; ce qui signifie que la croissance de l’Union Soviétique a été globalement 2 fois plus rapide que la croissance américaine. Mais on doit immédiatement relativisé ce bon résultat en faisant remarquer que si on prend comme base 100 le PNB de 1913 on se retrouve en 1975 à 1500 pour l’URSS et 2100 pour le Japon ! La supériorité des méthodes de la planification étatique est donc loin d’être prouvée ; en matière de croissance l’URSS se situe dans une lignée qui la rapproche de beaucoup de pays capitalistes à développement retardataire et la situe derrière le Japon (qui avait déjà infligé une sévère défaite à l’empire tsariste en 1905).
Si les comparaisons chiffrées ont leur utilité, il faut en signaler les limites. Le PIB et le PNB estimant la valeur marchande sont des indicateurs parfois très discutable - c’est le moins qu’on puisse dire ! - pour calculer la richesse réelle d’un pays. Quant à la statistique soviétique, elle non seulement faussée par le mensonge bureaucratique mais encore elle laisse de côté un certain nombre de problèmes comme celui de la qualité des produits ou celui des stocks : on fait rentrer dans le produit national des millions de marchandises en stock qui ne seront jamais vendues car elles sont inutilisables. Tout cela conduit à ce que, si on croyait les chefs du Kremlin, aurait atteint celui des USA depuis 1955 ! Nove résume bien la question en faisant remarquer que « les disparités entre les niveaux de vie à l’Est et à l’Ouest semblent être plus fortes que les disparités dans les agrégats globaux tels que le revenu national ou la production industrielle, ce qui donne à penser que le système soviétique est mieux adapté à une fourniture extensive des intrants qu’à une utilisation des ressources susceptible de créer un avantage favorable. »(op. cit. page 196)
On est donc très loin de bilans glorieux des années 50/60 qui permettaient d’essayer de faire excuser la réalité du régime politique par les réussites économiques qui devaient donner au peuple des « libertés réelles » à opposer aux « libertés formelles » de la « démocratie bourgeoise ». Sur le strict plan de la dynamique économique, le système soviétique prouve son infériorité vis à vis du capitalisme ; il se révèle capable de fonctionner presque correctement dans certains secteurs, mais présente des contradictions fondamentales qui le paralysent progressivement.
Il faut faire une place particulière au secteur de l’économie d’armement ; il s’agit typiquement d’un secteur qui - dans tous les pays - ne dépend pas des commandes commerciales mais des ordres administratifs, mais dans lequel les donneurs d’ordre sont également les « consommateurs » ; il est donc particulièrement bien adapté au système soviétique, ce qui explique que ses performances soient supérieures à la moyenne. De cette constatation l’économiste tchèque Ota Sik conclut que l’économie soviétique peut être qualifiée d’ »économie de guerre sui generis ». Si cette formule donne au fond une bonne description du fonctionnement de l’appareil productif soviétique, il faut là aussi se garder des exagérations ; afin de justifier la relance des budgets d’armement, on a beaucoup disserté et « désinformé » sur la puissance militaire supposée des soviétiques, en rappelant que l’URSS consacrait 10% de son PIB à l’armement, soit une part double de celle des USA ; mais on oubliait d’ajouter que ces proportions ne se rapportaient à la même grandeur puisque le PIB américain est environ 2,5 fois le PIB russe ; donc en volume, on peut penser que les deux « super-grands » consacrent à leur économie de guerre des sommes à peu près identiques. Cependant, ces valeurs absolues ne disent rien en elles-mêmes car l’Union Soviétique est lourdement grevée par son retard technologique (notamment en informatique ou en électronique) et par la structure de son armée à base de chars - qui firent « merveille » lors de la Seconde Guerre mondiale mais dont beaucoup de spécialistes de questions militaires mettent en cause l’efficacité dans le cadre actuel. Au demeurant, les armements soviétiques ont montré toute leur vulnérabilité en grandeur nature sur le terrain du Proche- -Orient, lors des diverses phases du conflit israélo-arabe.
23.5 Les raisons de l’échec2
Les raisons de cet échec doivent être comprises. La planification soviétique a été mise à place comme le moyen de tenter d’assurer la stabilité du régime politique de dictature bureaucratique que construit Staline sur les décombres de la révolution d’Octobre et les cadavres de ses héros. Elle doit justifier la toute puissance de l’appareil et montrer la possibilité de la « construction du socialisme dans un seul pays ». Mais le socialisme dans un seul pays, ce « socialisme national » dont les premières théorisations se développèrent dans l’aile droite de la social-démocratie allemande autour de gens comme Volmar, n’est qu’une utopie réactionnaire visant à servir de couverture idéologique à un système totalement opposé aux idées de Marx. Selon Marx le socialisme n’est possible que sur la base du plus haut développement des forces productives, de la science, de la technique et de la conscience des travailleurs et doit avoir d’emblée une dimension internationale. A cette aune, on le voit, il ne pouvait pas y avoir quoi que ce soit de socialiste dans l’URSS isolée et arriérée. Si la bureaucratie s’est accrochée au « socialisme dans un seul pays » et à la planification étatique, c’est parce qu’elle y trouvait les bases de son pouvoir politique mais également de ses considérables privilèges matériels. Staline et ses successeurs n’ont rien à faire du socialisme international et, seuls des gens bornés peuvent encore accuser l’URSS de fomenter la révolution mondiale.
Pourtant, dans le même temps, le développement des forces productives en URSS comme ailleurs nécessite l’intégration dans la division mondiale du travail et l’URSS cherche à s’intégrer à sa manière dans cette division. Le COMECOM et les positions dominantes qu’y occupe l’URSS ne suffisent pas à répondre au problème soulevé. L’URSS s’est créé, depuis les origines de multiples moyens d’intervenir sur le marché mondial (c’est la BCEN, banque soviétique, qui a « inventé » le marché des eurodollars...). Mais il faudrait aller plus loin. La Hongrie est aujourd’hui membre du F.M.I., la Pologne a demandé son adhésion afin de pouvoir « bénéficier » du soutien des capitalistes internationaux ; du coup elle doit appliquer encore plus sévèrement ses plans d’austérité et pour cela ne peut pas se permettre de relâcher la pression contre « Solidarnosc » : notons en passant que l’intégration économique accrue dans le système capitaliste se traduit par un renforcer de la répression et du totalitarisme, ce qui devrait faire réfléchir les thuriféraires du libéralisme... Les pays du COMECOM voudraient que l’URSS s’engage également dans cette voie ou au moins commence par rendre le rouble convertible, car ils sont aujourd’hui contraints de recycler les excédents de leur commerce extérieur avec l’URSS dans des achats à cette même URSS faute de pouvoir faire autre chose de leurs roubles. Mais l’URSS se refuse à avancer dans cette direction à la fois parce qu’elle trouve un réel avantage immédiat à cette situation, mais aussi parce que c’est l’ensemble du système qui est en cause. Nove écrit : « la convertibilité signifierait qu’on ferait du rouble dit « transférable » une réalité alors qu’il n’est guère plus pour le moment qu’une unité de compte. Mais cela exigerait à son tour de faire un pas important en direction d’une économie de marché dans le cadre des dispositions qui régissent les relations internes aux pays du COMECON en général, à l’URSS en particulier. » (op. cit. page 330) et Nove ajoute de façon très pertinente : « Dans un sens très réel le rouble n’est pas convertible à l’intérieur de l’URSS : le directeur d’une entreprise située à Omsk ne peut pas transformer sa monnaie en facteurs de production nécessaires s’il ne dispose pas d’un bon d’affectation délivré par le Gosplan ou le Gosnab « (op. cit. page 331)
Ainsi l’URSS, produit monstrueux de l’histoire de ce vingtième siècle ne peut pas échapper aux lois générales qu’énonçait Marx voilà 150 ans ; le socialisme est nécessaire parce que les forces productives entrent en contradiction avec le cadre étroit des rapports de production capitalistes et des frontières nationales. Le socialisme est possible sur la base de la mondialisation de la production. Or cette tendance est tellement incompatible avec l’existence du système bureaucratique que les dirigeants du Kremlin ont totalement échoué à faire du COMECOM un ensemble intégré. On a vu (cf. supra) que les dirigeants des pays satellites cherchent à s’intégrer à leur propre compte dans l’économie capitaliste mondiale via le FMI et que, ce faisant, ils sont amenés à répercuter sur l’URSS les pressions de l’Occident. Mais cette pression du marché mondial s’exprime encore de mille et une autres façons. Détail révélateur : les pièces détachées fournies par les Hongrois pour les automobiles soviétiques Zighuli (Lada) sont payées en véhicules terminés à des taux déduits du catalogue de la firme italienne FIAT... La loi de la valeur finit toujours par s’imposer même là où on l’attendait pas.
Gorbatchev fait beaucoup de bruit dans le domaine économique ; mais, pour l’instant les conséquences réelles sont très limitées. Le plan sera moins détaillé (on ne descendra plus hiérarchiquement jusqu’au niveau de l’entreprises) et on cherche à développer l’autonomie comptable des entreprises - mais cela existait déjà avant - c’est-à-dire à obliger les entreprises à calculer plus sévèrement leurs co–ts et leurs bénéfices ; mais cette « autonomie » doit continuer à s’exercer dans le cadre du plan, en fonction de l’allocation centralisée de crédits. Si une entreprise dégage suffisamment de bénéfices, elle pourra autofinancer des petits investissements, mais tout cela restera marginal. Les choses peuvent encore évoluer, mais pour l’essentiel on en reste aux vieilles recettes : injection massive de ressources dans l’industrie mécanique, plan de renouvellement du parc de machines et plan d’augmentation de la production de biens de consommation. Du déjà vu... sous Khrouchtchev.
23.6 Production agricole comparée2
Production agricole comparée - Sources : État du monde 1986 Éditions La Découverte Année 1985
Pays | PIB | % du PIB dans l’agriculture | Production globale agricole | %Population active agricole | Production agricole /1M h. | Écart prod/agri prod/globale |
---|---|---|---|---|---|---|
U.R.S.S.(1) | 100,00 | 19,90 | 218,90 | 19,60 | 8,15 | 1,02 |
États-Unis | 492,09 | 2,50 | 87,30 | 3,10 | 24,38 | ,81 |
Canada | 300,00 | 3,20 | 9,60 | 5,20 | 14,65 | ,62 |
France | 573,39 | 3,90 | 22,36 | 7,80 | 12,30 | ,50 |
Royaume Uni | 512,23 | 1,90 | 9,73 | 2,60 | 13,81 | ,73 |
Chine | 304,50 | 44,90 | 136,72 | 73,70 | ,36 | ,61 |
Argentine | 63,34 | 12,70 | 8,04 | 12 | 6,38 | 1,06 |
Inde | 204,10 | 40,40 | 82,46 | 69 | ,44 | ,59 |
4 En bas, on ne veut plus être gouverné comme avant
24.1 Le système se lézarde2
Le marasme économique se transforme en véritable crise sociale d’ensemble. L’attention donnée aux problèmes de l’alcoolisme par Gorbatchev n’est pas un hasard. C’est un fait de société qui prend des proportions alarmantes et témoigne des risques de décomposition du tissu social. L’Académie des Sciences soviétique considère d’ailleurs que l’alcoolisme est plus dangereux que toutes les menaces extérieures.
Cette crise qui ronge la société se manifeste également un phénomène quasi unique au monde : la hausse de la mortalité qui a fait des « progrès » considérables depuis 1960 (voir tableau infra.)
Les contradictions qui caractérisent l’économie soviétique « déstabilisent » le régime politique, et ce d’autant plus sûrement que les « corps intermédiaires », comme disent les politologues occidentaux, font défaut en URSS et dans les pays d’Europe de l’Est. Les Soviets ne peuvent pas passer pour un Parlement et le système du Parti unique tend à concentrer tous les problèmes et tout les coups sur les sommets de l’édifice étatique. La tentative de « restructuration » de Gorbatchev vise avant tout à desserrer cet étau et à protéger l’État soviétique, quitte à sacrifier une partie d’appareil bureaucratique.
Mais Gorbatchev joue avec le feu. Il n’est pas sûr que cet apprenti sorcier puisse encore longtemps contrôler les forces qu’il cherche à déchaîner. La lutte contre la corruption et la « transparence » sont indispensables pour relancer l’économie, stimuler la productivité et faire passer des réformes libérales qui n’auront pas que des avantages pour les larges masses (en particulier en termes de prix) ; mais en même temps la « transparence » étale au grand jour la pourriture de l’État ; les langues se délient et de la mise en cause des abus du système on en viendra à la mise en cause du système politique lui-même ; c’est bien pour cette raison que Gorbatchev rencontre de nombreuses oppositions au sein de l’appareil bureaucratique. A bien des égards, la situation soviétique renvoie à la situation à la veille de la révolution française de 1789 : les tentatives de réforme et leur échec ont contribué à faire mûrir une situation dans laquelle le système politique, miné par les scandales (l’affaire du collier de la reine ...) se discrédite chaque jour un peu plus ; c’est le type même de situation où toutes les couches et toutes les classes - à commencer par la classe dominante ! - semblent conspirer pour la révolution. La nouvelle liberté de ton dans la presse, l’attention croissante portée à ce qu’on appelle les « faits de société » (le rock ou la délinquance ...), le renouveau du cinéma sont autant de témoins non d’une évolution du régime mais d’une société en train de remuer dans ses profondeurs. Le corset de fer du régime policier craque de toutes parts et on voit se mettre en place tous les mécanismes qui en Hongrie ou en Tchécoslovaquie ont conduit à une véritable révolution.
24.2 L’URSS, une prison des peuples2
Parmi les questions centrales qui vont être mises en avant dans les mois qui viennent figure sans aucun doute la question nationale. L’Empire tsariste était une véritable « prison des peuples », gardant sous la coupe du « chauvinisme grand-russe » des dizaines de nations de l’Ukraine aux populations musulmanes d’Asie. Les bolcheviks avaient fait du droit des nations à se séparer de la Russie une question centrale de leur programme. Malheureusement le cours de la révolution russe transforma ce programme en pure référence théorique. Dès 1921, l’armée Rouge envahissait la Georgie (dirigée par une gouvernement menchevik) et imposait là comme ailleurs les commissaires politiques du Parti bolchevik gouvernant au nom de soviets de plus en plus fantomatiques. Peu après, Staline, lui-même géorgien, s’illustrera dans la « normalisation » brutale de cette nation et tentera de mettre sur pied une fédération caucasienne dont le peuple géorgien, communistes compris, ne veut. L’Union des Républiques Socialistes et Soviétiques, en dépit de son titre et de sa constitution reprenait la défroque de feu l’Empire. Lénine, gravement malade, isolé, va tenter de mener contre la bureaucratie montante son dernier combat sur la question des droits des nationalités ; dénonçant le « chauvinisme de l’argousin grand russe » incarné par Staline, il tente, en vain, d’enrayer le mécanisme de centralisation bureaucratique qui broie les personnalités de chacune des nations « unies volontairement » dans l’URSS. Le premier, il compare l’État soviétique à l’appareil d’État tsariste « repeint en rouge ». « Je suis fort coupable , je crois, devant les ouvriers de Russie, de n’être pas intervenu avec assez d’énergie et de rudesse dans la fameuse question de l’autonomie... » écrit Lénine qui passe à l’attaque :
« Visiblement, toute cette entreprise d’ « autonomie » a été foncièrement erronée et inopportune. On prétend qu’il fallait unifier l’appareil. D’où émanaient ces affirmations ? N’est-ce pas ce même appareil de Russie que nous avons emprunté au tsarisme en nous bornant à la badigeonner légèrement d’un vernis soviétique ? « (...) nous appelons nôtre un appareil qui, de fait, nous est encore foncièrement étranger et représente un salmigondis de survivances bourgeoises et tsaristes.(...) « Dans ces conditions, il est tout à fait naturel que « la liberté de sortir de l’union » qui nous sert de justification apparaisse comme une formule bureaucratique incapable de défendre les allogènes de Russie contre l’invasion du Russe authentique, du grand-russe, du chauvin, de ce gredin et de cet oppresseur qu’est au fond le bureaucrate russe typique. » Mais dans l’appareil dirigeant personne ne le suit pas. L’installation et l’affermissement du système stalinien seront désormais inséparable de la « russification » et de l’étouffement systématique des revendications nationales. En Ukraine les purges des années 30 prendront un caractère plus massif et plus sauvage qu’ailleurs. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Staline profitera de la situation pour accélérer son odieuse politique. Ainsi Khrouchtchev, dans son célèbre rapport secret, rappelle les faits : « dès la fin de 1943, quand se produisit une brèche sur tous les fronts de la grande guerre patriotique au bénéfice de l’Union soviétique, la décision fut prise et exécutée de déporter tous les Karatchaïs des terres sur lesquelles ils vivaient. A la même époque, fin décembre 1943, le même sort advint à toute la population de la République autonome des Kalmouks. En mars 1944, tous les Tchétchènes et tous les Ingouches ont été déportés et la république autonome tchétchène- Ingouche liquidée. En avril 1944, tous les Balkars ont été déportés dans des endroits très éloignés du territoire de la République autonome kabardo-balkare et la république elle-même fut rebaptisée république autonome kabarde. Les Ukrainiens n’évitèrent ce sort que parce qu’ils étaient très nombreux et qu’il n’y avait pas d’endroit pour les déporter. » Au tableau de Khrouchtchev, il faudrait encore ajouter les Tatars de Crimée ou les Allemands de la Volga...
Parmi les nationalités opprimées, l’Ukraine occupe une position particulière. Déjà sous les tsars, l’Ukraine avait été la cible favorite de la russification : interdiction d’enseigner la langue ukrainienne, interdiction de publier en ukrainien, russification systématique de tous les rouages de l’appareil d’État, transferts de populations etc... La révolution d’Octobre avait voulu réparer le mal et pratiquant une politique d’ukrainisation. Mais dès le début des années 30 Staline, découvrant en Ukraine les premiers relents du prétendu « nationalisme bourgeois » reprend la politique des tsars. Pendant l’hiver 32-33, ces riches campagnes de terres à blé (le grenier de l’Europe) sont ravagées par une famine épouvantable ; la répression atteint les sommets de l’horreur ; personne n’échappe à Staline ; en 1937, il convoque à Moscou le bureau politique du PC ukrainien et en fait fusiller tous les membres. Cette oppression insoutenable explique pourquoi en 1941, les Ukrainiens accueilleront les nazis presque comme des libérateurs ; quelques semaines suffiront à leur montrer la réalité et c’est en Ukraine que naîtront les premiers groupes de partisans qui jouèrent un rôle important dans l’échec d’Hitler sur le front oriental. Mais ces mouvements de partisans resteront relativement indépendants de Moscou. A la fin de la seconde guerre mondiale, Staline tente de reprendre les choses en main. En 1947, les émeutes de la faim de Kharkov sont réprimées à la mitrailleuse, mais en 1953 de nombreux continuent d’opérer.
L’importance de la lutte des nationalités contre la « russification » est attestée encore aujourd’hui par les sinistres statistiques du « Goulag » : les nationalistes constituent 80% des déportés politiques (et les Ukrainiens forment plus de la moitié du total). Sur le plan idéologique les maîtres du Kremlin ont emprunté constamment au répertoire du nationalisme et du chauvinisme russe sans la moindre vergogne. L’exaltation de l’histoire russe, des traditions russes, la reconnaissance des traditions (y compris en 1943 la réhabilitation en grandes pompes de l’Église orthodoxe et la transformation de sa hiérarchie officielle en annexe du NKVD) remplacent progressivement l’internationalisme prolétarien qui deviendra un produit réservé exclusivement à l’exportation... Ainsi le 24 mai 1950 les « Izvestia » publiaient sous le titre « La grande nation russe » un article o— l’on pouvait lire : « Le peuple russe a créé un puissant État en soudant en un seul bloc toutes les terres russes, de la Baltique au Pacifique, de l’Océan Arctique à la mer Noire. Le peuple russe est ce puissant noyau autour duquel se sont rassemblées et développés toutes les nations du pays. » Dès lors l’expansionnisme des tsars va être célébré systématiquement (en particulier au sein de l’armée). Du coup on mettra à l’index tous les ouvrages de Marx o— celui-ci fait de l’Empire des tsars l’ennemi numéro de la démocratie et de la classe ouvrière (voir en particulier « L’histoire diplomatique secrète du XVIIIème siècle » ou les nombreux articles sur la question polonaise). La langue russe est également dotée de qualités spéciales. En 1950, le professeur Lomtiev en célébrait ainsi les louanges : « La langue russe est l’instrument de la civilisation la plus avancée, de la civilisation socialiste, de la science la plus progressiste ; elle est la langue de la paix et du progrès » ou encore « La langue russe est l’une des formes les plus aigues d’armes idéologiques et mieux les peuples non russes la connaîtront et plus ils pourront avec succès développer leur économie et leur culture et échanger leurs valeurs spirituelles ». Ces thèses sont traduites pratiquement par la discrimination contre les toutes les langues non russes (en Ukraine, 1/5 seulement des ouvrages techniques sont publiés en langue autochtone) et par une série de mesures législatives strictes : de nombreux examens sont passés en russe, en Ukraine l’enseignement du russe est obligatoire et celui de l’ukrainien facultatif !
On comprend facilement dans ce contexte comment le regime stalinien a remis à l’honneur une autre tradition de la Russie tsariste : celle de l’antisémitisme. Là encore, la rupture avec la révolution d’Octobre est nette : les juifs avaient joué en Russie comme dans toute l’Europe orientale un rôle de premier plan dans le mouvement ouvrier. Ils sont nombreux parmi les dirigeants de la révolution (Trotski, Zinoviev, Kamenev ...) et les juifs d’Union Soviétique s’engageront massivement dans la construction du nouvel État. Mais là encore les choses changeront dès les années 30 et surtout à partir de la Seconde Guerre mondiale. On peut légitimement penser que le fameux « complot de blouses blanches » ourdi par Staline visait à préparer un véritable génocide des juifs d’Union Soviétique. Staline est mort, mais dans les écrits comme dans la pratique administrative l’antisémitisme officiel continue sa carrière, alimentant pendant les années 70 un flot d’émigration important (voir tableau infra.)
Le régime soviétique est donc confronté à une question nationale « interne » qui ne peut que se développer dans les années à venir, en particulier sous le coup des modifications de la démographie (les russes sont maintenant minoritaires et le seront encore plus face à au dynamisme démographique de nombreuses nations allogènes, musulmanes en particulier). Mais à cette question nationale « interne » s’ajoute une question nationale externe ; l’empire du Kremlin s’est étendu aux pays du « glacis » et depuis la révolution hongroise de 1956 on connaît l’importance des sentiments nationaux, antirusses, des peuples de ces pays. Pour reprendre les termes de Hélène Carrère d’Encausse, l’empire est donc bien un « empire éclaté ». Tout desserrement de l’étau policier va voir s’engouffrer les revendications nationales qui ouvriront la voie à la dislocation de l’État soviétique. C’est d’ailleurs un des éléments qui limitent très fortement les marges de manœuvres « réformatrices » de Gorbatchev ; même une décentralisation limitée à la « hongroise » (le modèle Kadar se porte bien à Moscou) est un danger potentiel considérable. Ainsi, bien que l’agence Tass ait d’abord justifié les revendications des Tatars de Crimée manifestant devant le Kremlin en juillet 1987, les porte-parole du mouvement furent finalement expulsés et les vieilles accusations de « nationalisme bourgeois » et de collusion avec les puissances occidentales ont été reprises.
24.3 Les ouvriers contre la bureaucratie2
La situation sociale d’ensemble de l’Union Soviétique est marquée par une contradiction majeure : la classe ouvrière est officiellement au pouvoir, mais elle est privée tout pouvoir réel est dispose de moins d’autonomie et de marges d’action que dans la plupart des pays capitalistes avancés. En même temps, l’industrialisation a créé et renforcé une classe ouvrière concentrée, numériquement très importante. Cette classe ouvrière constitue pour le régime la menace la plus sérieuse. De l’insurrection des travailleurs de Berlin-Est en 1953 jusqu’à la crise polonaise et la constitution de Solidarnosc, le rôle politique de la classe ouvrière comme facteur révolutionnaire décisif a été mis en évidence avec une netteté que Marx n’aurait pas espérée. Assurément, la situation de l’URSS n’est analogue en tous points. En Europe de l’Est, la domination du stalinisme ne date « que » de 1945 et donc les traditions antérieures ont survécu et elles imprègnent encore la mentalité ouvrière, alors que la classe ouvrière d’Union soviétique a été formée entièrement à partir des années 30 - la classe ouvrière qui avait fait la révolution de 1917 a quasiment disparu dans la tourmente de la guerre civile. C’est qui explique que le mouvement ouvrier semble en URSS en retard par rapport à la Pologne, par exemple. Mais le mouvement est déjà engagé ; si minoritaires soit-ils les mouvements pour la création de syndicats libres existent et témoignent de ce qui se passe dans la classe ouvrière soviétique.
Certes le régime a toujours tenté d’intégrer la classe ouvrière, à la fois par l’intégration complète des syndicats à l’appareil d’Etat et également par l’ascension sociale. Pour un paysan des années 30, devenir ouvrier représentait une promotion et amélioration des conditions de vie. Au sein même de la classe ouvrière, le mouvement stakhanoviste a ouvert la voie à une différenciation des salaires et à la constitution d’une élite de « héros du travail » jouissant d’un statut privilégié. Mais fondamentalement, les intérêts des ouvriers s’opposent à ceux du pouvoir.
C’est pourquoi les principales institutions qui organisent la vie de la classe ouvrière sont en crise. Les syndicats (à adhésion obligatoire) sont discrédités, même si de temps à autre le pouvoir tente de réhabiliter les syndicats officiels dans leur fonction de défense des intérêts des ouvriers. L’intégration aux objectifs du régime se heurte aux limites de l’économie : les ouvriers les mieux payés ne trouvent pas de quoi dépenser leur salaire et sont donc contraints à l’épargne.
Plus : si la dénonciation de la corruption par Gorbatchev trouve un écho favorable dans la classe ouvrière, il reste que les ouvriers risquent de faire les premiers les frais d’une éventuelle réforme économique et que faute de s’attaquer aux problèmes structurels le régime cherche à augmenter la productivité en renforçant la discipline du travail. Les projets de réforme de Gorbatchev impliquent également une sorte de vérité des prix sur toute une série de services et de biens (de mauvaise qualité souvent !) subventionnés par l’État et qui entrent comme une partie du salaire de l’ouvrier soviétique ; or une augmentation massive des prix à la consommation pourrait agir comme le détonateur de l’explosion ouvrière (un peu sur le modèle polonais).
24.4 Mortalité2
Taux de mortalité ( pour 1000 pour les deux sexes)
République | 1960 | 1982 |
---|---|---|
Russie | 7,10 | 10,10 |
Ukraine | 6,90 | 11,30 |
Biélorussie | 6,60 | 9,60 |
Estonie | 10,50 | 11,90 |
Georgie | 6,50 | 8,40 |
Arménie | 6,80 | 5,50 |
24.5 Émigration juive2
1970 | 1027 |
---|---|
1971 | 13022 |
1972 | 31903 |
1973 | 34933 |
1974 | 20695 |
1975 | 13451 |
1976 | 14325 |
1977 | 16831 |
1978 | 28993 |
1979 | 51547 |
1980 | 21471 |
1981 | 9860 |
1982 | 2700 |
1983 | 1320 |
1984 | 980 |
5 Vers la révolution démocratique
25.1 Bilan de la « dissidence »2
Les Occidentaux n’ont vu de l’opposition en URSS que les « dissidents » et ont gardé les yeux braqués sur Soljenitsyne. Il a semblé préférable de partir des mouvements de fond, des mouvements nationaux, des tendances qui conduisent à l’émergence d’une opposition ouvrière de masse. L’opposition en URSS existe et se développe à partir de ces tendances lourdes. Elle ne saurait cependant s’y réduire ; elle a sa propre histoire et ses propres contradictions.
Si on étudie l’histoire de l’URSS sur une longue période, on est frappé par un fait : il y a une véritable cassure dans l’histoire politique de ce pays. Au lendemain de la révolution d’Octobre, divers mouvements d’opposition ont continué à se développer, en particulier l’opposition des partis ouvriers non bolcheviks ou anti-bolcheviks. Même si dans les premiers temps les bolcheviks collaboraient avec certaines fractions anarchistes ou socialistes révolutionnaires de gauche, très vite ces dernières se retrouveront hors-la-loi. La grande majorité des forces ouvrières et démocratiques s’opposera au nouveau régime et sera férocement réprimée. Bientôt se sera également le tour des fractions du parti bolchevik lui-même. L’ »opposition ouvrière » est la première victime ; à la mort de Lénine s’ouvre la lutte contre le « trotskisme » qui se présente comme l’opposition de gauche ; dès 1928, c’est la « droite » du parti regroupée au Boukharine et Tomsky qui est à son tour victime de lois et de méthodes qu’elle avait contribué à instaurer... On ne retracera pas ici l’histoire de cette ancienne opposition, de ses débats, de ses combats héro‹ques. Elle est caractérisée par l’extraordinaire continuité des hommes et des idées et rassemble en fait la totalité du mouvement ouvrier russe contre le nouveau régime de Staline. La guerre que mène Staline contre cette opposition est une guerre totale qui aboutit à une véritable extermination, en URSS même par les déportations massives et les fusillades, mais également à l’étranger : le fils de Léon Trotsky, Léon Sedov, un de ses secrétaires, et finalement Léon Trotsky lui-même seront assassinés en exil par les agents soviétiques (parmi lesquels il faut noter le nommé Jacques Duclos, dirigeant du PCF aujourd’hui décédé, qui semble avoir eu rôle important dans la mise sur pied et l’organisation de ses assassinats).
Cette guerre d’extermination va presque totalement réussir et l’opposition qui renaît après 1956 est quasi-totalement coupée de ces racines historiques. Seul ou presque Soljenitsyne cherchera à renouer un lien historique, mais pour lui ce sera bien vite la Russie tsariste éternelle, ce qui le conduit à rejeter les revendications démocratiques et à concentrer ses attaques contre les « pluralistes »...
L’opposition telle que nous la connaissons s’est cristallisée dans les années 60, après la chute de Krouchtchev. L’arrestation de Daniel et Siniavsky, la campagne contre la réhabilitation de Staline lors du XXIIIème congrès du PCUS, la pétition contre le procès Guinzbourg-Galanskov (2000 signatures réunies en 1968) sont autant d’étapes qui marquent l’expérience politique de l’opposition démocratique. Cette opposition s’appuie sur les contradictions qui déchirent l’appareil dirigeant et elle se recrute souvent dans certains cercles de la « Nomenklatura » : de Sakharov au général Grigorenko en passant par les frères Medvedev, les exemples ne manquent pas. Cette opposition s’organise. Un « groupe d’initiative pour la défense des droits civiques » est formé, les publications illégales (le « samizdat ») se multiplient ; un bulletin parait presque régulièrement : « La chronique des événements actuels ».
Face à ces développements, la répression ordinaire ne suffit bientôt plus. Le retour aux méthodes les plus staliniennes s’engage. A l’automne 1973 se tient le procès de Piotr Iakir et Victor Krassine et cette fois la police politique obtient les « aveux » des accusés. Pourtant, le procès est un échec pour le régime. Alors que le KGB appelle à une campagne publique contre Iakir et Krassine, personne ne répond. Même les intellectuels à l’échine souple comme Cholokhov - qui jusqu’alors répondait toujours présent - refusent de « se mouiller ».
Si dans les années suivantes l’opposition va marquer le pas, ce n’est pas seulement en raison de l’efficacité accrue de la répression. C’est aussi à cause des divergences et des interrogations qui traversent les opposants. Une partie de l’opposition est orientée vers une tentative de réforme interne du régime ; elle a des liens importants au sein de l’appareil et essaie de limiter ses revendications à ce qui est acceptable par le système. Une autre partie s’est repliée sur la religion et tente de reconstruire la Russie éternelle. D’autres estiment qu’il faut s’en tenir aux revendications démocratiques et cherchent des appuis dans les gouvernements des pays capitalistes. Le problème de la liaison avec le mouvement populaire est esquivé, ou même franchement refusé : ainsi on verra la « chronique » refuser de publier des informations sur les grèves sous prétexte qu’il s’agissait là de « politique »... Ces différenciations se sont manifestées également chez les opposants émigrés. On a vu ce qu’il en était de Soljenitsyne qui est aujourd’hui assez isolé. Des gens comme Boukovsky se situent assez régulièrement comme des défenseurs inconditionnels de l’Occident. Léonide Pliouchtch, après un flirt avec le trotskysme, s’est rapproché de cette ligne. Mais nombreux sont aussi ceux qui ne peuvent pas s’adapter à la vie dans les pays capitalistes et vont grossir les rangs des nostalgiques de la vieille Russie. Au milieu de toutes ces tendances, on ne peut manquer d’être frappé par l’absence d’un quelconque courant socialiste démocratique un tant soit peu organisé. Certes le mot « socialisme » a été discrédité par le régime stalinien, mais ce n’est pas la seule explication : l’acceptation « de facto » du partage de Yalta par la social-démocratie européenne, le repli des partis socialistes sur l’Europe Occidentale comptent pour beaucoup dans cette situation.
Dans un livre paru en 1977 (Le marxisme face aux pays de l’Est - Editions Savelli), Marc Rakovski résumait ainsi la situation : « il n’est pas un seul courant de la gauche occidentale qui soit en mesure de désigner un courant quelconque de l’underground culturel et politique russe auquel il puisse s’identifier sans réserve. Les slogans contre l’Ouest et contre la civilisation du courant messianiste et nationaliste rappellent trop les manifestations d’un conservatisme européen antédiluvien pour être accueillies favorablement, même par les intellectuels attachés à la critique romantique de la civilisation. L’opposition qui se réclame de la doctrine épurée du marxisme, ou des « normes léniniennes », attend que les changements sociaux se produisent à partir du sommet, ce qui la rend inacceptable pour les marxistes occidentaux. Les adeptes d’une renaissance éthique de l’homme combinent mysticisme et mépris pour l’homme de masse non régénéré et s’opposent par là aux traditions démocratiques de la gauche européenne. Quant à l’éloge na‹f des bienfaits du libéralisme occidental, il est également pénible à tout intellectuel de gauche, quelle que soit son idéologie. » La réalité est cependant plus complexe que ces schémas politiques. Le développement du courant écologiste en témoigne. Apparu au grand jour sur la question de la défense du lac Ba‹kal, ce courant a très vite drainé une large fraction de la jeunesse, mais aussi de nombreux intellectuels de l’opposition ; les « passéistes » y ont vu l’occasion d’exalter l’ancienne Russie rurale contre la corruption de la société industrielle ; cependant indépendamment de l’idéologie des animateurs de ce courant, le combat des écologistes prend de facto une dimension progressiste et même révolutionnaire : c’est le combat pour une organisation indépendante de l’État, le combat contre la science soumise aux besoins de la caste dirigeante ; ce combat débouche sur le problème des rapports ville et campagne et donc de l’ensemble de la politique agricole - ainsi les écologistes ont été conduits à mettre en cause la collectivisation pratiquée par Staline et à discuter de la viabilité possible d’une politique d’ »économie mixte » telle que celle qu’avait impulsé Lénine au moment de la NEP ; enfin les écologistes ont été conduit jusqu’à demander l’organisation d’un référendum populaire sur les grands projets. La catastrophe de Tchernobyl a confirmé l’importance politique décisive jouée par les problèmes de l’environnement en URSS et a renforcé l’autorité morale des écologistes.
25.2 L’explosion est inévitable2
Dans « le Guépard » de Lampedusa, Tancrede, le neveu du prince, explique son ralliement aux révolutionnaires de Garibaldi par cette phrase : « Il faut tout changer pour que rien ne change ». Ce pourrait être la devise de Gorbatchev. De lui Thierry de Montbrial dit assez justement : « promu d’abord par Souslov, puis par Andropov avant de devenir le numéro sous Tchernenko, Gorbatchev fait figure de produit de synthèse de l’appareil » (in RAMSES 85/86). Les espérances mises en lui par une fraction de l’intelligentsia occidentale sont certainement sans fondement. La libération d’un petit contingent de détenus politiques - dont Sakharov - ne saurait faire oublier que le système répressif et carcéral n’a pas subi jusqu’à présent le moindre adoucissement, que la vie dans les camps reste toujours aussi dure pour les milliers et les milliers de détenus qui restent et que jamais aussi peu de visas de sortie n’ont été accordés aux Juifs d’Union Soviétique. La libéralisation relative sur le plan culturel a ouvert une brèche dans laquelle les créateurs (en particulier au cinéma) et les journalistes se sont engouffrés, mais aussi important que cela soit, ce n’est pas une grande première : Krouchtchev s’était déjà permis des audaces bien plus grandes (et notamment la publication en 1962, dans une revue officielle, du beau livre de Soljenitsyne, Une journée divan Denissovitch). La dénonciation de la corruption et la punition des coupables est, quant à elle, un rituel de l’appareil stalinien. Pour le reste, Gorbatchev a beaucoup parlé, mais l’action concrète ne suit guère.
Bien évidemment, le secrétaire général se heurte à de multiples résistances au sein de l’appareil ; la bureaucratie est une couche sociale importante, qui contrôle l’ensemble de la machine étatique et économique et qui peut être évaluée à 10/15 millions d’individus (familles comprises) ; cet immense tissu qui recouvre toute la société civile soviétique développe des tendances intégralement conservatrices, d’autant plus conservatrices d’ailleurs que tout le monde apprécie l’ampleur de la crise et semble crier « N’y touchez pas, il est brisé ! » Mais si des tendances de fond sont communes à ces 10/15 millions d’individus qui partagent une même situation sociale, la bureaucratie n’est pas homogène, loin de là. Elle est déchirée par de multiples tendances, à la fois en fonction des diversités de positions) et en fonction des réponses à apporter à la crise générale de la société soviétique. Invoquer les résistances de l’appareil n’explique en fait pas grand chose. En réalité, Gorbatchev hésite sur la route des réformes, car le système stalinien n’est pas réformable... La modernisation par en haut de l’économie, l’accent mis sur la modernisation du tertiaire se heurtent fondamentalement à l’absence d’autonomie et d’initiative individuelle des agents économiques ; certains technocrates voient dans l’informatique le remède à tous les maux, mais le développement massif de l’informatique et de la micro-informatique remettrait en cause le monopole bureaucratique sur l’information. Bref, même des aménagements limités dans le domaine de l’économie, en vue d’augmenter la productivité, se heurtent à la nature même du système. Dans le domaine politique les choses sont encore bien plus sensibles : toute autonomie des nationalités, toute organisation politique ou syndicale indépendante de l’État conduisent à terme à la destruction du système. C’est qu’ont abondamment montré tant les expériences des autres pays d’Europe de l’Est, de la Hongrie à la Pologne en passant par la Tchécoslovaquie, que l’échec et la chute de Khrouchtchev ou l’échec des tentatives de réforme économique de Brejnev (réformes Liberman-Trapeznikov).
Cela ne signifie pas que l’URSS est figée et qu’il ne se passe rien sauf un peu de poudre pour « désinformer » les Occidentaux. La société soviétique bouge en profondeur : au sommet, on veut réformer pour éviter l’implosion ou l’explosion sociale. Gorbatchev à sa manière, en voulant éviter le bouleversement, contribue à la préparer. Les annonces de réformes non suivies d’effet, la libéralisation sous contrôle et remise en cause sans cesse de la presse et de la culture multiplient les occasions de débattre et de critiquer le régime, politisent la société soviétique, sèment le désordre dans l’appareil bureaucratique, ébranlent les situations acquises, font tomber les masques et les interdits. Louis XVI a connu cela : il appelait Turgot, renvoyait Turgot, rappelait Necker, entamait une réforme, l’arrêtait pour se lancer dans une contre-réforme, bref se conduisait à son corps défendant comme un agitateur révolutionnaire de tout premier plan. Par sa personnalité, Gorbatchev n’est ni Louis XVI ni Nicolas II, mais il se débat dans les mêmes contradictions. Tôt ou tard une crise majeure se produira : soit parce que Gorbatchev est allé un peu trop loin dans l’étroit chemin qui est le sien et se retrouve un peu dans la situation d’un Dubcek russe, soit parce qu’au contraire il fait trop machine arrière et provoque l’explosion populaire.
Mais en tout état de cause, aussi importants que soient les développements au sommet de la bureaucratie, c’est l’initiative et l’action populaires qui trancheront. Le système soviétique s’est révélé beaucoup plus stable qu’on ne l’avait généralement cru à ses débuts ; bon connaisseur et bon analyste, Trotski pourtant s’est hasardé à affirmer que le stalinisme ne survivrait pas à la Seconde Guerre mondiale (dans le cas contraire disait-il, il faudrait remettre en cause le marxisme ...) Les ennemis de l’URSS ont souvent également annoncé sa chute ; aujourd’hui les anticommunistes professionnels, les antitotalitaires de salon s’acharnent à prédire la stabilité et la force du système stalinien, ce qui permet, accessoirement, de justifier la courses aux armements, la progression du militarisme et le soutien à toutes les dictatures pourvu qu’elles soient hostiles à l’Union Soviétique.
En réalité l’URSS et les pays de l’Est ne forment pas un monde à part ; par bien des aspects le système soviétique ne fait que grossir les traits essentiels du « capitalisme du Troisième Age » (pour reprendre l’expression de Ernest Mandel). Les pays capitalistes de leur côté reprennent de plus en plus volontiers les méthodes totalitaires expérimentées de l’autre côté du rideau de fer : le stakhanovisme, l’apologie des héros du travail, le culte de l’entreprise et l’imprégnation de l’idéologie dans la production ne sont pas des spécialités russes ; comme le caviar et la vodka, ça s’est beaucoup internationalisé. Le Japon et la Corée du Sud en font une usage immodéré, comme, sous une autre forme les États-Unis ; tout naturellement cette mode est venue en France - avec cette particularité qu’elle a pris tout essor avec la complicité d’un gouvernement socialiste... Quand il écrivait « 1984 », Georges Orwell n’avait pas seulement l’URSS, mais l’ensemble des pays capitalistes ; l’artiste est parfois un prophète : le fichage généralisé, l’informatisation et la centralisation de la police, les moyens de contrôle des consciences ont fait en Occident des progrès décisifs ces dernières années...
La crise en Union Soviétique a ses facteurs nationaux, internes, mais elle doit, pour être comprise, être située dans le contexte d’une crise mondiale qui est non une crise conjoncturelle, mais un tournant historique essentiel. Ne faisons de millénarisme à l’approche de l’an 2000. Ce tournant résulte de l’épuisement des capacités d’un système enfermé dans des rapports de production qui séparent le producteur des moyens de travail, qui divisent l’économie mondiale en nations et en trust concurrents, qui soumet la créativité humaine aux besoins d’une minorité possédante et développe pour assurer sa domination sa domination tous les moyens de l’État (« le plus froid des monstres froids », comme dirait Nietzsche). En 1917, la révolution d’Octobre se voulait le début d’un renversement à l’échelle mondiale de ces rapports de production. Pour des raisons historiques et politiques sur lesquelles on a déjà beaucoup écrit, elle se transforma en son contraire et le stalinisme apporta et continue d’apporter un soutien inappréciable à perpétuation du capitalisme à l’échelle mondiale. Le problème reste entier ; depuis 1917, les tendances objectives qui imposaient le socialisme comme une solution politique aux problèmes généraux de la société se sont développées et ont mûri ; les conditions de la liquidation du régime stalinien commencent même à se réunir. Le seul facteur manquant reste le facteur essentiel, l’aptitude du mouvement ouvrier et socialiste à prendre conscience de ma situation et à donner sa propre solution. Si des tendances existent qui peuvent laisser bien augurer de l’avenir, elles n’en sont qu’à leurs débuts et on ne peut qu’être frappé par l’énorme retard de la conscience sur la situation réelle. La conscience, comme l’oiseau de Minerve, ne s’envole qu’au crépuscule, disait Hegel. L’accumulation des armes nucléaires et des capacités autodestructrices de l’humanité fait planer le danger que ce ne soit trop tard.
Denis COLLIN - Août 1987