1) Le problème majeur de la période de crise profonde du capitalisme que nous traversons n’est pas le manque de combativité du mouvement ouvrier mais l’absence de toute perspective alternative au mode de production capitaliste qui voue les luttes à se réduire à une guérilla incessante contre le capital. Croire qu’une telle perspective découlera naturellement du mouvement des luttes, c’est se tromper radicalement. L’histoire enseigne au contraire que les luttes sociales se sont développées largement quand une telle perspective historique pré-existait. Le socialisme et le communisme, portés par de petits groupes, sont antérieurs à la constitution d’un mouvement ouvrier de masse (syndicats, partis ayant une large base électorale, etc.).
2) Notre époque est celle où s’achèvent, concomitamment, deux cycles historiques. Le premier est celui du mouvement ouvrier dominé par des partis centralisés, intégrés à la société et se référant plus au moins au marxisme au moins sous la forme d’une défense des intérêts de la classe salariale. Ces partis sont tous à l’agonie. Il suffit de suivre sur 30 ans la dégringolade européenne de la gauche sociale-démocrate et des partis communistes pour s’en convaincre. Même la crise de la gestion libérale du capitalisme qui aurait dû profiter à la social-démocratie risque bien d’en accélérer la chute (voir Espagne et Royaume-Uni). Mais la fin de ce cycle du marxisme coïncide avec la fin d’un cycle plus ample, le cycle du progressisme, ouvert au début du XVIIIe siècle avec les Lumières dans toute l’Europe. La croyance selon laquelle le progrès des sciences et des techniques, et de la production de la richesse matérielle irait de pair avec le progrès social et politique et le développement de l’autonomie des individus, cette croyance-là, que partageait largement le marxisme orthodoxe, est en train de s’évanouir. Et les inquiétudes écologiques sont loin d’en être la seule cause.
3) Il est donc au premier chef urgent de porter une appréciation aussi exacte que possible de l’état de notre monde. La crise systémique du capitalisme, ouverte depuis un an, n’est pas la crise finale, mais elle sera sans doute plus profonde que ne le disent les porte-voix attitrés des gouvernements et des grandes puissances financières et elle va transformer à long terme les ressorts de l’économie et de la croissance ainsi que l’organisation globale du système. On va certainement voir réapparaître la concurrence et les rivalités exacerbées entre les grandes puissances à la place de la domination de « l’hyper-puissance » américaine. Personne ne peut dire jusqu’où ira le clivage en Oceania (USA+GB), l’Europe + Russie et l’Asie (Inde, Chine). Mais l’expérience historique incite plutôt au pessimisme. Et par conséquent, la question de la paix (aussi perpétuelle que possible) et d’un ordre stable entre les nations est une question cruciale.
4) Le capitalisme dans son développement détruit l’État-nation comme forme politique fondamentale pour l’exercice de la souveraineté du peuple. Ce qui ne veut pas dire l’affaiblissement des institutions étatiques policières et juridiques qui ont connu un développement sans précédent, enfermant les citoyens dans une véritable « cage d’acier ». Le revendications portant sur la souveraineté nationale peuvent devenir une des lignes d’affrontement majeures dans les années qui viennent. Encore implicitement le plus souvent, elles commencent à traverser tous les partis selon des clivages sans lien avec les vieux clivages de type droite-gauche. Se posent ici plusieurs questions qu’on peut résumer au choix entre une stratégie de « démocratisation » de l’UE, celle qui suit le PG, une stratégie de ruptures progressives (celle défendue dans « La Sociale » par Tony Andréani) et une stratégie de rupture radicale et inconditionnelle.
5) Il faut comprendre les inquiétudes de nos concitoyens (y compris celles qui sont exploitées et alimentées par les délires sécuritaires des gouvernements successifs dans notre pays et au niveau européen. La légitimité de l’État réside dans la protection de la liberté qu’il offre aux citoyens. Alors que le mot de démocratie est largement galvaudé et porteur de toutes sortes d’ambiguïtés et de revendications contradictoires, c’est plutôt du côté de la liberté républicaine qu’il faut se tourner, liberté qui inclut la protection contre la domination de la majorité ! On a montré que la liberté républicaine, liberté comme « non-domination » suppose un radicalisme dans les revendications sociales : droit des travailleurs dans le contrat asymétrique qu’est le contrat de travail ; développements de services publics d’éducation, de santé, etc. assurant à tous des perspectives de vie stables ; protection des droits des minorités, etc.. Un républicanisme conséquent devrait faire partie des principes de base d’une alternative sociale et politique conséquente.
6) Plus fondamentalement, ce que la crise de notre société montre, c’est que l’existence d’une vie humaine digne d’être vécue suppose d’une manière ou d’une autre la remise en question des rapports de propriété capitalistes. Ceux qui nous parlent de « planification écologique » et autres formules creuses de ce genre peuvent-ils nous expliquer comment ils vont planifier quoi que ce soit tant que les investissements et la production sont organisés en vue de produire le maximum de profit pour les capitalistes ? Ceux qui, à juste titre, dénoncent la course à la croissance comme une course folle à produire et à détruire toujours plus peuvent-ils envisager qu’on répartisse autrement les ressources et les biens sociaux sans toucher à la sacro-sainte propriété capitaliste ? Bref la question de l’appropriation collective des moyens de production reste posée, même si les principaux partis, y compris les plus à gauche, refusent qu’on en parle ouvertement.
7) Mais l’appropriation collective des moyens de production ne peut être leur transfert aux mains de l’État en maintenant telle quelle la situation des salariés. Le communisme de Marx, c’était les « producteurs associés », c’est-à-dire l’organisation de la production sur la base de communautés plus ou moins larges de producteurs, incluant tous ceux qui jouent un rôle utile dans la production. Qu’une telle formule soit viable, qu’elle ne soit pas une pure utopie, l’expérience historique l’a démontré et le démontre encore. Mais pour qu’elle soit viable à long terme, elle a besoin d’un environnement politique favorable, celui qui est esquissé dans les thèses précédentes. La perspective historique qu’il s’agit d’actualiser est donc celle qui figure dans la charte du congrès d’Amiens de la CGT (1905) qui préconise « l’abolition du salariat et du patronat » ou encore pour employer les termes de Marx, l’expropriation des expropriateurs, le rétablissement de la propriété individuelle du travailleur, sur la base des acquis de la collectivisation capitaliste.
8) Si on comprend bien la nature du tournant historique dans lequel nous sommes engagés, on voit que la crise est une crise de civilisation qui bouleverse et bouleversera encore plus demain toutes les classes de la société. La vieille stratégie qui vise à dresser tous les ouvriers indépendamment des autres classes sociales (rejetées comme formant une « seule masse réactionnaire ») est vouée à l’échec et ne peut que préparer de nouvelles défaites. Ce qui est à forger, c’est un nouveau « bloc historique » regroupant les dominés mais aussi les éléments des classes dominantes qui refusent la destruction du monde humain qu’organise le capitalisme. Pour reprendre une formule de Gramsci, il nous faut œuvrer pour une « réforme intellectuelle et morale, ce qui ensuite signifie créer le terrain pour un ultérieur développement de la volonté collective nationale-populaire vers l’achèvement d’une forme supérieure et totale de civilisation moderne. » Ce vocabulaire est aujourd’hui radicalement absent des discours politiciens, tous issus de la classe intellectuelle petite-bourgeoise soixante-huitarde, mais il faut le remettre à l’ordre du jour.
9) De cette perspective, on voit qu’on ne peut déduire la construction d’un parti classique, avec cartes, bureau politique et congrès bureaucratiques à l’allure de grandes messes. On peut militer dans les partis existants, si on y trouve un moyen d’action efficace et la possibilité de faire passer ses idées. Mais l’essentiel est ailleurs : on pourrait envisager la constitution de comités de correspondance reliés entre eux par des liens souples et ouverts partout où ils se constitueraient à tous ceux qui refusent de fonctionner à la langue de bois et veulent débattre à partir des perspectives dégagées dans les présentes thèses. Ce qui suppose 1° de prendre au sérieux l’exigence d’une discussion sans tabou et 2° de ne pas figer une organisation avec nom et raison sociale qui ne pourrait que s’ajouter à ce qui existe et participer de la pulvérisation politique des mouvements « anti-systémiques ». Ici, c’est l’expérience seule qui peut trancher.
10) Quitte à paraître naïfs, disons-le : la politique, en dernière analyse, consiste à s’adresser à la conscience de ses concitoyens, à essayer collectivement de nous rendre meilleurs. Il faut rompre avec le pseudo-machiavélisme qui voit la politique comme l’art de la manœuvre aussi bien qu’avec le discours révolutionnariste qui annonce le grand soir pour demain matin. Les révolutions, quand elles arrivent, n’ont rien demandé aux révolutionnaires attitrés et elles sont généralement si coûteuses qu’on devrait toujours leur préférer la voix de la réforme dès lors que l’exercice public de la parole libre est garanti.