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Quelle mouche a donc piqué les « lambertistes » canal traditionnel ?

mercredi 8 décembre 2021, par Denis COLLIN

La très grande majorité des citoyens de notre pays n’a aucune idée de ce qu’est le POI (ex-PT, ex-PCI, ex-OCI…) mais le courant qui s’est incarné dans ces différents avatars est bien des milieux qui s’intéressent à la politique. Outre ses candidats officiels à la présidentielle (Lambert, Gluckstein, Schivardi) qui ont réalisé des scores très confidentiels, ce courant a eu deux candidats issus de ses rangs, Lionel Jospin (1995 et 2002) et Jean-Luc Mélenchon (2012, 2017 et 2022), deux candidats qui furent ou sont loin d’être anecdotiques. Lors des scrutins précédents, les lambertistes s’étaient soigneusement abstenus de tout soutien à ces éminentes personnalités issues de leurs rangs et qui exercèrent pendant un temps indéfini la fonction d’« entristes » au sein du PS. Il n’en va pas de même aujourd’hui. Presque chaque semaine, Informations Ouvrières, « tribune libre de la lutte des classes » (sic), donne la parole au liber maximo de la France Insoumise rebaptisée « Union populaire » et Jean-Marc Schiappa, lambertiste historique, spécialiste de la laïcité, et père la ministre Marlène Schiappa, vient d’intégrer cette structure aux mains du chef baptisée drôlement « Parlement ».

On pourrait dire qu’avec Mélenchon ce ne sont que des retrouvailles. Mélenchon a passé quelques années comme étudiant lambertiste avant de devenir un apparatchik socialiste, aussi habile que les autres dans l’utilisation des fausses cartes pour garder le contrôle de l’appareil (en l’occurrence la fédération socialiste de l’Essonne qui lui a servi de rampe de lancement). Mitterrandiste fervent, il fut en 1988, l’initiateur d’une campagne pour une nouvelle candidature de François Mitterrand : un profit de Mitterrand avec le chapeau et l’écharpe et le slogan « Pour nous, c’est lui ». Si Mélenchon était un garde-rouge mitterrandiste, ce n’est pas qu’il ait rompu avec le trotskisme de sa jeunesse. Au contraire, il le mettait en application. Dès 1974, les lambertistes appelaient à voter Mitterrand au premier tout de la présidentielle ; en 1978, les lambertistes prirent sans ambiguïté le parti du PS contre le PCF, contribuant à faire tomber des députés PCF ; en 1981, ce sont encore les lambertistes qui assurent le service d’ordre du grand rassemblement de la Bastille au soir du 10 mai.

On le voit : Mélenchon et les lambertistes, c’est une vieille histoire. Mais dans cette histoire, un tournant s’est opéré. Le lien des lambertistes avec la social-démocratie était justifié par la défense de la laïcité, de démocratie et de la république. Du reste quand Mitterrand prit le contrôle du PS, en 1971 (congrès d’Épinay), les lambertistes voyaient la chose d’un mauvais œil et soutenaient la SFIO historique, incarnée selon eux par Jean Poperen (un ancien du PSU qui n’avait jamais caché ses sympathies pour le trotskisme, à l’opposé de son frère Claude Poperen, dirigeant de la CGT et membre du bureau politique du PCF). Quand Mitterrand se rendit au meeting socialiste commémorant les cent ans de la Commune, il fut accueilli aux cris de « Mitterrand, Versaillais ! », scandés par les jeunes lambertistes de l’A.J.S. qui, à cette époque, formaient une organisation très active et plutôt influente dans la jeunesse. Mais en 1974, tout était pardonné et Mitterrand fut investi du titre de dirigeant d’un parti ouvrier (le PS d’Épinay). Par ailleurs, les lambertistes étaient comme des poissons dans l’eau dans l’appareil de FO, réputé laïque. Le vrai mouvement ouvrier se tenait quelque part entre la social-démocratie et FO et des accords à peine secrets liaient les lambertistes à ce courant.

Le lambertisme nouveau pro-Mélenchon 2022 est, en revanche quelque peu surprenant. Les lambertistes, pendant des décennies a rompu des lances avec toute l’extrême gauche qui cherchaient dans quelque caudillo exotique le substitut de la direction révolutionnaire manquante. Ils n’avaient pas de mots assez durs pour les admirateurs de Castro « marxiste naturel » et ils voyaient dans les mouvements nationalistes petits-bourgeois de potentiels ennemis mortels de la classe ouvrière. Nous savons que telle n’est pas la position de Mélenchon, fervent castriste, ami de Chavez et dirigeants péronistes argentins. Les lambertistes considèrent-ils s’agit de broutilles qui doivent être négligées pour la bonne cause ? Ce n’est pas sûr. Sur toutes ces questions, ils ont changé de position assez nettement, notamment depuis la mort de Pierre Lambert. Pour des raisons obscures, ils ont pris fait et cause pour Robert Mugabe et le parti dirigeant du Zimbabwe. La section algérienne de l’Internationale lambertiste, représentée par la députée Lousia Hanoune, entretenait des relations plutôt chaleureuses avec Bouteflika — depuis le coup d’État qui a chassé le clan « Boutef », les choses se sont sérieusement détériorées et Louis Hanoune a fait un séjour en prison. Donc le rapprochement officiel avec Mélenchon traduirait un revirement radical des lambertistes, passés sur les positions « tiers-mondistes » ou qu’ils auraient qualifiées avec mépris de « pablistes », il a quelques décennies.

Le rapprochement avec LFI et Mélenchon témoigne d’un autre changement de ligne des lambertistes. Jadis, les lambertistes manifestaient le plus mépris pour le gauchisme petit-bourgeois décomposé qui, au lieu de s’occuper la lutte pour le front unique ouvrier contre la bourgeoisie, s’activait autour des « nouvelles luttes », des « nouvelles avant-gardes », les militants homosexuels, les féministes petites-bourgeoises. On ne parlait pas encore d’intersectionnalité, mais le contenu existait dès les années 1970, et les lambertistes tenaient leurs frères ennemis de la LCR pour des « liquidateurs pablistes », eux qui étaient en extase devant les « nouvelles avant-gardes larges » venues de la « petite bourgeoisie radicalisée ». [1] En matière de petite bourgeoisie décomposée, les lambertistes sont servis avec le mouvement mélenchoniste. Comment Schiappa, laïque fervent, va-t-il s’entendre avec Obono et Coquerel ? Que Lambert penserait-il de Mme Sandrine Rousseau dont le porte-parole est entré dans le « Parlement » mélenchoniste ? Tout ce que les lambertistes détestaient est chez Mélenchon… et eux aussi ! Là aussi, le virage n’est pas aussi soudain qu’on pourrait le penser. Voilà déjà un bon moment que les lambertistes ont transformé la Libre Pensée en organe partisan de la « laïcité ouverte » à la sauce Baubérot et Bianco. L’axe de ce rapprochement surprenant pour qui a connu les lambertistes des années 1970 à 2000, c’est l’exception musulmane. La Raison organe de la Libre Pensée fustige toujours l’Église catholique mais dénonce comme islamophobes et anti-laïques les critiques des disciples de Mahomet. Voilà donc un terrain d’entente possible entre les lambertistes nouveau style et les amis de Coquerel, Bouaf et autres flanc-garde des Frères musulmans.

Le lambertisme des années 2000 et 2010 s’était caractérisé par sa défense inconditionnelle de la « république une et indivisible » et de la France des 36000 communes. Les voilà maintenant embarqués dans le bateau de la « créolisation » et de la destruction de la « république une et indivisible », puisque la créolisation n’est rien d’autre que l’éloge, très anglo-saxon, du melting-pot multiculturel. Mélenchon concourt pour le titre de Justin Trudeau à la française. Et les lambertistes le suivent !

Après avoir exclu une forte minorité de leurs membres en 2015 (ceux qui allaient former le POID avec Daniel Gluckstein), les lambertistes poursuivent donc chez Mélenchon une dérive qui les emmène très loin de leur base de départ. Par d’autres voies et d’autres moyens, ils suivent finalement le même cours que les autres grandes branches du trotskisme : la LCR devenue NPA a abandonné le trotskisme à son triste sort. Le « pablisme » historique s’est dissout purement et simplement dans le gauchisme sociétal. Seul le regretté Gilbert Marquis avait tenté de maintenir haut le drapeau dont, jeune ouvrier, il s’était saisi. Les vieux lambertistes sont morts après s’être copieusement excommuniés (Lambert, Just, Broué, etc.,), les survivants continuent de s’écharper sans rime ni raison. Là aussi, une ère politique s’achève sans que l’on puisse discerner de quoi l’avenir sera fait.

8/12/2021


[1Voir mon article, « Les métamorphoses de la petite bourgeoisie radicalisée », in Socialisme pour les temps nouveaux, numéro 1, 2e semestre 2021