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Du nouveau Tiers-État (et de la nouvelle Révolution ?)

jeudi 4 juin 2020, par René MERLE

On se souvient de la célèbre brochure de Sieyès publiée en janvier 1789 lors de la préparation des États Généraux :
« Qu’est-ce que le Tiers-État ? Le plan de cet Écrit est assez simple. Nous avons trois questions à nous faire :

1° Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout.

 2° Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien.

 3° Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »
[…]
« Qui donc oserait dire que le Tiers-état n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour former une nation complète ? Il est l’homme fort et robuste dont un bras est enchainé. Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la Nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus. Ainsi qu’est ce que le Tiers-État ? Tout, mais un tout entravé et opprimé. Que serait-il sans l’ordre privilégié ? Tout. Mais un tout riche et florissant. Rien ne peut aller sans lui, tout irait infiniment mieux sans les autres. »
Magnifique.
L’ennui, on ne le sait que trop, c’est que la Bourgeoisie, composante du Tiers (et son représentant Sieyès le beau premier), a vite considéré que les autres composantes du Tiers, paysans, artisans, ouvriers, une fois la Bastille prise grâce à eux, n’avaient guère voix au chapitre, ou même pas de voix du tout... Il faudra qu’ils brûlent quelques châteaux pour que les paysans se fassent entendre, et il faudra prendre le fusil pendant plusieurs générations pour qu’on prenne en considération artisans et ouvriers...
Mais pourquoi rappeler aujourd’hui ce passé révolu ? Soit dit sans lourd anachronisme, c’est qu’il n’est pas si révolu que ça.
Des trois États de 89, le premier, l’Église, a disparu en tant que justification divine du pouvoir absolu, couche dirigeante spirituelle de la société et force matérielle par ses impôts et ses biens. Mais ne peut-on pas dire que les Belles Âmes qui pensent pour nous et les médias bien pensant en tiennent lieu, d’une certaine façon ? Ce sont eux qui justifient le pouvoir d’un TINA (there is no alternative) décliné sur tous les tons, et imposé sous menace d’excommunication.
Le second État de 89, celui des privilégiés, peu fourni en nombre mais fort de son arrogance, était double : l’antique noblesse, inutile et courtisane, et la nouvelle noblesse de robe servante du pouvoir.
N’est-il pas clairement aujourd’hui celui de la Caste, au service du grand capital et en vivant : privilégiés de la fortune et des affaires, grands commis de l’État, politiciens interchangeables, chiens de garde médiatiques et amuseurs publics ?
Reste le Tiers-État… Comme pour nos Sans culotte d’antan, - pour la plupart producteurs indépendants ne vivant que de leur travail -, on y rangera facilement l’indispensable minorité de Français travailleurs indépendants (agriculteurs, artisans, commerçants), sans lesquels nous ne pourrions pas vivre, et qui ont manifesté souvent leur conscience de groupe dans la défense de leurs revendications (un dernier et significatif épisode a été celui des Bonnets rouges bretons).
Mais ce Tiers-État serait surtout à l’heure actuelle cette masse immense et composite de Français salariés ou qui voudraient bien l’être, et qui se disent être des Français moyens [1].
Cependant le fait d’être salariés n’entraîne pas automatiquement une conscience de classe, encore moins de classe ouvrière, et ce cache misère affiché de « classe moyenne » cache l’angoisse de tomber dans la précarité et dans la pauvreté, bref, dans ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui le quatrième État, celui qui s’est retrouvé dans le mouvement des Gilets jaunes.
Et comment ne pas évoquer la minorité « dangereuse » des quartiers et des cités, celle qui campe aux portes de nos villes comme les menaçantes « classes dangereuses » d’antan…
La puissante manifestation pour Adama Traoré a montré, si besoin était, que cette dernière catégorie était au bord de l’explosion, mais qu’elle n’était pas seule : manifestement, tous les jeunes manifestants n’étaient pas de présumés « indigènes de la République », et que leur généreux anti racisme était aussi le refus d’un système qui prive la jeunesse d’un vrai avenir, sauf à en faire la piétaille des écoles de commerce bonnes à faire basculer du côté des nantis.
On conçoit que le pouvoir soit terrorisé à l’idée que cette rencontre pourrait se généraliser et que pourrait par là advenir, et pas plus tard que demain, une rencontre entre les mécontentements des différentes couches de ce tiers état. Le gouvernement vient de décider que le 14 juillet serait un hommage aux « Héros » : nul doute que les Héros se rappelleront alors à lui et qu’ils ne seront pas seuls.
En 1789-1792 les différentes composantes du Tiers sont parties à l’assaut avec un timing différent et avec des revendications spécifiques. Mais ce qui les unissait était la haine des privilégiés et l’espérance d’un monde nouveau.
Pourquoi n’en serait-il pas de même aujourd’hui ?
Aujourd’hui, dans ce nouveau Tiers-État, il n’y pas de bourgeoisie « montante » pour tirer les marrons du feu. Et les fils de la petite bourgeoisie savent qu’ils risquent de vivre plus mal que leurs parents…
Si la conscientisation est à la clé, rien ne pourrait donc empêcher la coagulation des mécontentements et des espérances…
Affaire à suivre... Au cas où une fois de plus de bons bergers du "peuple", peints en vert ou en rose, voudraient une fois de plus tirer les marrons du feu à leur grand profit...
René Merle


[1Et ce n’est pas nouveau. Cf. : Classes moyennesClasses populaires.

Messages

  • tout à fait d’accord sur le tiers- Etat. H. Guillemin écrit : "... quand Sieyes parle du tiers-Etat, il ne parle pas des 24 millions et demi de paysans , artisans, ouvriers sur 25 millions de français. Il parle de la toute petite élite ou de l’écume, si vous voulez , tiers-Etat, qui est représentée par la bourgeoisie possédante. Il proclame que c’est la Nation qui parle, que l’assemblée est bien nationale, mais en vérité, c’est la bourgeoisie qui décide de prendre le pouvoir et elle ne veut pas être importunée par le peuple dont le rôle doit rester le même , celui d’esclaves nourriciers et muets...."

    henri Guillemin :"les deux révolutions francaises"

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